Ce Liban phare qui se voulait brillant de tous ses feux, prodigue de ses lumières, le voilà donc littéralement plongé dans l’obscurité, les centrales thermiques d’EDL se retrouvant en panne sèche. Voilà aussi qui vaut un humiliant élan national de reconnaissance à ces gentils secouristes, ces providentiels profiteurs de crise que sont les opérateurs de générateurs de quartier qui nous volent dans les grandes largeurs avec leur capricieux ampérage, souvent mortel pour les appareils électro-ménagers.
À peine survenu le black-out, les hommes qui nous gouvernent sont entrés dans une colère encore plus noire, veut-on nous faire accroire. Criant au scandale, le chef du gouvernement démissionnaire a ainsi ordonné l’ouverture d’une enquête ; il a repêché du même coup son ministre de l’Énergie pour ne désigner aux foudres (d’ailleurs fort hypothétiques) de l’Inspection centrale que quelques hauts fonctionnaires d’Électricité du Liban. Cela dans un pays où, des décennies durant, plusieurs dizaines de milliards de dollars ont été gaspillés par des ministres incompétents ou indélicats, en foireux projets de réhabilitation du réseau, en criantes arnaques, en outrageuses commissions et autres formes de détournement de fonds.
À cette criminelle saignée des deniers publics devraient d’ailleurs s’ajouter, en bonne évaluation comptable, toutes les dépenses alternatives qui en ont nécessairement découlé pour les citoyens, que ce soit en abonnements de fortune ou en acquisition de générateurs domestiques ou de panneaux solaires, le faramineux total ayant pu faire du minuscule Liban, désespérément enténébré, un producteur de kilowatts à l’échelle planétaire ! Et encore, ce bilan en électrochoc ne tient-il pas compte du pillage effréné dont ont souffert les autres mamelles de la vache étatique.
Mais méritons-nous mieux, au fond ? Et la faillite de l’État n’est-elle pas aussi celle, morale, d’un peuple politisé à l’extrême, certes, mais impuissant – ou pire encore, répugnant – à sanctionner ses chefs politiques ? Par la savante manipulation des instincts claniques et des frayeurs communautaires, ces chefs et leurs lieutenants ne sont-ils pas régulièrement reconduits dans leurs lucratifs domaines par la grâce du verdict des urnes ? Même désargenté par la faute de ces opaques dirigeants, l’électeur ne persiste-t-il pas à leur offrir, à chaque consultation, un pitoyable chèque en blanc ? Qu’y a-t-il pourtant de nouveau depuis la légitime rébellion populaire de 2019, si ce n’est qu’à l’image des réservoirs de fuel d’EDL, les caisses du Trésor sont vides, et qu’il ne reste plus grand-chose à chaparder ?
Ce que l’on condamne à l’obscurité, ce ne sont pas seulement les demeures des Libanais, ce sont leurs esprits que l’on s’ingénie à faire macérer dans un bain d’incertitude. On les condamne à être dans le noir, qu’il s’agisse de leur minimum de bien-être, de leur subsistance, de l’avenir de leur progéniture ou même du sort de leur pays, dans une région en proie à de terribles convulsions.
Le plus atterrant cependant est que leurs propres dirigeants n’y voient guère mieux ; comme par l’effet de quelque magie noire, ils n’ont aucune prise sur les événements, se contentant d’accompagner de leur médiocrité les équipées guerrières de la milice. Alors que le sud du pays brûle depuis dix mois, c’est des bangs supersoniques israéliens au-dessus de nos villes et campagnes que le Liban officiel vient d’aller se plaindre auprès de l’ONU. Voilà qui, cette fois, tient de l’humour. Noir, comme de bien entendu.