Pantalon en lin blanc retroussé et blouse bleu ciel assortie à des lunettes de soleil bas de gamme, Sylviane et son teint rouge écrevisse se fraient un chemin entre les roulettes russes et des messieurs qui crient « jackpot ». L’air sévère mais la gouaille facile, elle s’installe au bar, commande un café turc et demande à un agent de la sécurité de lui dégoter deux billets pour le spectacle du lendemain, petit pourboire à l’appui.
À l’entrée du Casino du Liban peuplé de cravates mal repassées et de bedaines à peine dissimulées, cette octogénaire est comme chez elle. Mondaine à la retraite, socialite en panne de sorties, c’est autrefois sous l’ancienne coupole de la salle des Ambassadeurs qu’elle rencontrait amies et amants, faisait la bise à Julio Iglesias et pleurait Dalida. « Je l’ai connue au sommet, je l’ai vue briller partout où elle allait », conte, émue, l’ancienne journaliste en se remémorant les innombrables passages de la prima donna franco-italo-égyptienne dans une capitale libanaise vibrant au rythme des cartouches. « Elle aimait venir ici parce qu’elle se sentait comprise, appréciée, respectée. Elle ne demandait qu’à être aimée. N’est-ce pas ce que toute personne réclame intimement ? » s’interroge l’ex-reporter de télévision en sortant quelques clichés en noir et blanc de son sac couleur pourpre.
Au gré de fragiles reportages noyés par l’actualité politique mouvementée des seventies ou par le sang entachant les eighties psychotiques, Sylviane tente de coincer Dalida dans les studios, parkings ou ascenseurs, à la recherche de la phrase qui fera trembloter les cils et sourcils de la ménagère devant son petit écran. « C’était une star comme on n’en fait plus. Une star, je vous dis ! » s’égosille la désormais grand-mère, excédée par la carence de talent au pays du Cèdre vidé d’une partie de sa jeunesse. Oubliant presque le concert hommage auquel elle assistera dans un peu plus de 24 heures, Sylviane se reprend, s’excuse de s’être emportée alors que retentissent en fond les premières notes de Gigi l’Amoroso. Car à quelques marches d’escalier des caisses de vin l’encerclant, la nouvelle génération s’apprête à célébrer le mythe encore vivace d’une certaine Iolanda Gigliotti.
« Devenir Dalida »
Sur le parquet d’une scène luisante aux reflets rosâtres, Mirva Kadi reprend inlassablement des refrains devenus les bandes-son d’une époque libertaire ou fantasmée. En baskets et sobre tenue de sport, l’actrice connue pour ses rôles de femme affranchie dans des feuilletons télévisés panarabes ne baisse la cadence que pour échanger avec des ingénieurs du son réorganisant leurs palettes.
« Jouer Dalida, devenir Dalida était un rêve de jeune fille. Elle incarne fougueusement notre patrimoine commun », insiste la blonde sculpturale au micro de L’Orient-Le Jour. Les traits longilignes, la voix profonde et travaillée, la chevelure épaisse rappelant la ferveur des grands soirs dans un Olympia plein à craquer, Kadi dit s’être perdue dans l’histoire d’une diva complexe, d’une personnalité dramatique constamment en quête de sens.
Dix heures, douze heures, seize heures par jour, la comédienne franco-libanaise s’est, dit-elle, plongée dans les archives d’une star aux facettes plus nombreuses qu’une boule disco. « J’ai regardé tous les films, documentaires, lu tous les livres… Même si je l’ai toujours aimée, il a fallu que je l’assimile plus intensément », étaye Mirva, déterminée à ne pas décevoir un public exigeant, familier de l’univers pailleté de l’iconique résidante de Montmartre.
Autour d’elle, les danseurs s’activent, les projecteurs s’illuminent de toute part, la bande-son passe de la chanson à texte à la pop sucrée avant-gardiste. Dans les coulisses, Roy el-Khouri veille au grain. Victime de son succès, le spectacle – qui a déjà été joué à deux reprises en juin dernier – reprend les codes du cabaret parisien, du glamour décomplexé de l’âge d’or des grandes cités arabes. Pour le jeune metteur en scène, « nul autre que Dalida ne représente ce mélange des mondes » et cette ambiguïté culturelle quasi sensuelle, troublant l’Occident par son accent chantant et intriguant l’Orient par son infuse aisance théâtrale.
Nouvelle coqueluche des planches libanaises, Khouri, qui est aussi à l’origine de l’adaptation de la comédie musicale Chicago Bel Arabi, jouée à guichets fermés au cours de l’été 2023, en est persuadé : la place est libre pour la création au pays du Cèdre. Casquette vissée sur la tête, ce fan de Broadway à l’éternel look d’adolescent attachant avoue avoir monté le show dédié à Dalida en « trois ou quatre mois seulement ».
Autour de Mirva Kadi se joindront d’autres artistes, dont l’humoriste et drag-queen Bassem Feghali, le ténor Matteo el-Khodr et la chanteuse Mabelle Rahmé. Une distribution 100 % libanaise qui explique la sérénité des producteurs. « Malgré les crises successives et la situation instable dans le pays, nous ne sommes pas inquiets », indique Nayla el-Khoury, cogérante avec Tareck Karam de la maison de production Pipeline. « De par sa localisation géographique, le Casino – situé à Jounieh dans le Kesrouan – nous protège d’éventuelles annulations », ajoute-t-elle, confiante, alors que se mettent en place deux nouvelles visions : l’adaptation d’Anything Goes Bil Arabi avec Carole Samaha en octobre et un concert dédié à Sabah en novembre.
Et Orlando dans tout ça ?
Au coin d’une loge, impossible de passer à côté des costumes suspendus sur des cintres en fer. Plus scintillants qu’un clip musical de Donna Summer, l’esthétique kitsch, synonyme de l’énième renaissance de la native du Caire, est ici repensée pour l’honorer sans accumuler les clichés. De mimiques reconnaissables en mini-shorts dorés, la notion de camp prédomine l’atmosphère bon enfant de répétitions auxquelles n’a pourtant pas été convié le dernier pygmalion encore vivant de Dalida.
Gardien du temple de sa mémoire, Orlando, frère et producteur historique de l’interprète de Bambino n’a, selon les organisateurs, pas été consulté au moment des préparatifs du spectacle au printemps dernier. « Nous avons évidemment payé tous les droits des musiques à la Sacem, mais sans plus », confesse Roy el-Khouri, plus soucieux de l’opinion d’une audience locale que de celle d’un homme accumulant les plateaux de télévision aguicheurs depuis la mort de son illustre sœur en 1987.
Après plusieurs heures à se déhancher sur des airs fascinamment engageants, Mirva Kadi fend l’armure. Figure polarisante, chaleureusement applaudie ou sévèrement contestée au sein de la petite bulle de l’entertainment régional, l’artiste à l’armature imposante cristallisée par un regard bleu azur se livre étonnamment. « Vous savez, je la comprends, Dalida. Je la comprends très bien », admet-elle. Cette histoire jalonnée de passions, de drames et de coups bas, elle la reconnaît comme tant d’individus à la fibre fragile. Si les dimensions sont incomparables, si les histoires sont différentes, le sentiment de solitude une fois le rideau baissé est, lui, bien similaire.
Les larmes aux yeux, Sylviane, ses billets en poche et un dernier café en main, expose les plans de sa soirée du lendemain avec sa petite-fille, rentrée de Montréal où elle poursuit ses études. « J’allais voir Dalida en concert alors que les obus pleuvaient. Ici, au Casino, en 1979 notamment. Elle venait nous voir même quand les canons de la guerre civile grondaient », se souvient-elle en insultant gracieusement miliciens et hommes politiques de tout bord. « Aujourd’hui, un nouveau conflit est à nos portes, mais Dalida, elle, est toujours là… »
« Mourir sur scène » au Casino du Liban les 16 et 17 août 2024 à 20h30.
Billets en vente au Virgin Ticketing Box Office.
???
20 h 34, le 16 août 2024