Sur la scène du Casino du Liban, le décor est divisé en son centre et fait l’effet d’un miroir. De part et d’autre de cette ligne de démarcation invisible, qui évoque forcément la brûlante ligne verte de la guerre civile libanaise, deux assises en cuir noir, semblables à ceux que les snipers et autres miliciens de l’époque arrachaient à des voitures volées pour en faire des sièges confortables où attendre leurs proies. Au milieu des blocs de ciment et des sacs en jute remplis de sable qui complètent ce décor inquiétant, Georges Khabbaz et Adel Karam, sans aucun doute les deux acteurs libanais les plus convoités (et talentueux) de l’époque, viennent prendre place sur les deux sièges en cuir. Dès lors, des écrans derrière eux s’illuminent avec les images d’un flash-infos qui racontent un fictif sommet au Caire où, comme d’ordinaire, des puissances étrangères avaient réussi à négocier un cessez-le-feu de quelques jours au Liban. Le flash terminé, se déploient sur les écrans des images du centre-ville de Beyrouth au moment où des batailles barbares déchiraient ce secteur et le transformaient en une jungle de cendre, d’herbes folles et de sang. Aussitôt, on ne peut que se dire : « On a encore affaire à une énième œuvre qui remâche le thème de la guerre civile… »
Un théâtre de poche
« Selon moi, il n’existe pas de sujet cliché. Prenons l’exemple de Hamlet, une pièce qui a été jouée 8 000 fois sous 8 000 versions différentes. Cela montre que tout dépend de la façon dont un thème est traité. Par ailleurs, je pense que nous avons abordé la guerre civile libanaise trop tôt, sans le recul nécessaire. Aujourd’hui, il me semble que c’est le bon moment pour le faire, car nous avons eu le temps de digérer et de comprendre certaines choses, surtout au cours des cinq dernières années qui nous ont permis de réaliser beaucoup », rétorque en ce sens Georges Khabbaz, réalisateur de la pièce Khiyal sahra (L’ombre d’un désert en arabe, titre français : Fantoche, NDLR) mais aussi personnage principal de cette œuvre dont il partage la scène avec Adel Karam.
C’est pendant le confinement lié à la pandémie de Covid-19 que Khabbaz se met à écrire cette pièce avec une envie d’aller vers l’intimité d’un théâtre de poche que cornaquent deux personnages seulement. Et d’expliquer : « L’idée qui m’est venue à l’esprit, c’était celle de deux hommes que lient à la fois une certaine fraternité et une rivalité. Deux hommes que tout partage mais que tout rassemble, en fait. Deux hommes qui se retrouvent des deux côtés de cette ligne de démarcation mais qui ont, dans le fond, les mêmes rêves et les mêmes ambitions ». Ce script, une fois rédigé, dormira trois ans dans un tiroir de Khabbaz jusqu’à ce qu’il le partage au hasard avec le producteur Tarek Karam. Ce dernier est séduit par l’idée, et, ensemble, le réalisateur et le producteur voient Adel Karam endosser le rôle du second franc-tireur. « Le scénario m’a immédiatement touché dès la première lecture, d’autant plus que ce sujet, cette réalité, je les ai moi-même vécus durant mon enfance et mon adolescence. De plus, c’était un véritable défi pour moi de porter une telle pièce, physiquement et émotionnellement éprouvante, mais aussi techniquement très exigeante, pendant une heure et demie, avec de longs monologues. Je n’avais jamais fait de théâtre de ce genre, et je me suis dit que c’était le moment idéal pour sortir de ma zone de confort et me jeter à l’eau », confie l’acteur qui est bouleversant, mais aussi si proche de la vérité, dans le rôle d’un milicien de l’extrême droite chrétienne qui profite de son statut de pacotille pour « chabbih » et impressionner les filles. Sur l’autre versant de la scène donc, Georges Khabbaz, dans le rôle d’un milicien musulman de la gauche propalestinienne de l’époque et dont le talent, le phrasé, la répartie, l’humour teinté d’absurde sont inutiles de mentionner tant l’acteur continue de hausser la barre de ses prouesses et d’être au rendez-vous à chaque fois.
Des guerres pour rien
Le plus intéressant, c’est que, de la poche de ce petit théâtre, les deux magiciens Khabbaz et Karam sortent tour à tour des genres a priori différents mais dont la dissonance finit par créer une harmonie, on ne sait pas trop comment. C’est que Khiyal sahra, sans vous en dévoiler les rebondissements, passe tour à tour d’un théâtre de l’absurde sur lequel plane le spectre de Beckett et d’Ionesco à la comédie musicale, en passant par de l’expérimental et même de quelque chose qui se rapproche du documentaire, puisque les écrans de fond servent, tout le long de la pièce, de repère temporel qui place les événements dans leur contexte. Et le mélange de ce genre, doublé des exploits scéniques de Khabbaz et Karam, nous plante à la fois un sourire aux lèvres et une larme à l’œil. Le tout composant une certaine toile où se dessine le paysage personnel de chacun des deux protagonistes, et en particulier les racines de cette violence dans laquelle ils ont choisi de se jeter, à l’instar de la plupart des jeunes de l’époque.
Il est question de l’enfance de chacun d’eux, de leur rapport à leurs mères, de leur rapport à leur pays dont chacun veut en détenir le titre de propriété, « sans nous, ce pays aurait coulé », se lancent-ils comme un leitmotiv rayé et galvaudé, de leur rapport à ce morceau de pouvoir dont ils pensent qu’il les fera accéder à leur rêve, de leur rapport à la religion qui revient à chaque fois les déchirer mais aussi, surtout, leur rapport à cette guerre dont tous les deux nous paraissent, et de plus en plus à mesure qu’on avance dans la pièce, comme des pions et des marionnettes.
« Ce que j’aimerais que l’on retienne de cette œuvre, c’est son volet éducatif, et surtout son aspect humain. Que l’on comprenne que celui qui prend les armes et tue est quelqu’un qu’on a tué de l’intérieur », dit Georges Khabbaz, rejoint par Adel Karam : « Moi, j’aimerais que Khiyal sahra parle à la nouvelle génération pour lui faire comprendre que même si elle pense tout savoir sur cette guerre, elle ne prendra jamais la mesure de sa gravité et, surtout, de son inutilité. » Et ce n’est pas pour rien qu’en guise de titre en français, Khabbaz a choisi pour sa pièce le mot « fantoche ». Pour qu’on n’oublie jamais cette guerre pour rien, qui n’a servi à rien d’autre qu’à manipuler de pauvres pantins au profit de criminels qui n’en ont rien à cirer.
* « Khiyal sahra », au théâtre du Casino du Liban, jusqu’au dimanche 1er septembre.
Il semble que la pièce deviendra un classique car les deux acteurs sont excellents et représentent la crème de nos artistes de théâtre. Cependant, je me dois de leur faire remarquer, a eux comme a mes compatriotes, que notre guerre ne fut pas une guerre civile mais une guerre contre notre pays conduite par des pays étrangers même s'ils se proclamaient frères ou sœur. Il est triste de voir qu'ils ont trouvé écho a leurs idéologies foireuses au sein de notre population. La guerre n’était pas stupide, elle nous a tous coûté chère. Elle nous a été imposé et nous avons perdus beaucoup de proches
11 h 32, le 14 août 2024