Lignes rouges enfoncées à grand fracas, feux oranges de croisements dangereux grillés à fond de train : face à la folle sarabande des signaux d’alarme entrés en épilepsie, force est de constater (même pour les impénitents daltoniens qui nous gouvernent) que dans la tentaculaire guerre de Gaza, un pas de géant vient d’être franchi vers l’extrême bord du gouffre.
En assassinant, à quelques heures d’intervalle, à Tehéran après Beyrouth, le chef politique du Hamas et un des plus hauts responsables militaires du Hezbollah, Israël peut se targuer d’avoir réussi un doublé des plus spectaculaires ; à ce macabre palmarès s’ajoute même, bien qu’en différé, l’élimination, à Gaza, de l’architecte de l’opération Déluge d’al-Aqsa. D’une pierre Netanyahu escompte bien davantage cependant que deux ou trois coups. Ce sont indéniablement des trophées de taille que peut exhiber devant son public assoiffé de vengeance l’homme qui s’est juré d’anéantir le Hamas. Mais il sait sans doute fort bien que même décapitée, toute guérilla a vite fait, telle l’Hydre de la mythologie grecque, de se doter d’une nouvelle tête ; de nouveaux bras aussi. C’est donc ailleurs, sur un large éventail de fronts tant diplomatiques que militaires, que l’État hébreu avance soudain ses pions en usant sciemment, méthodiquement, de la provocation. À plus d’un titre, ces engins porteurs de mort violente que lance à la volée Tel-Aviv sont en quelque sorte une version éminemment politique de ces dévastateurs engins, les missiles à têtes multiples.
En premier lieu, Israël ne laisse absolument d’autre choix à l’Iran et à ses alliés, le Hezbollah en tête, que de riposter, quels qu’en soient les aléas, à l’agression : laquelle se doublait, de surcroît, d’une insoutenable humiliation : facteur émotif particulièrement stimulant en Orient. Qu’il ait été victime d’un missile, d’un drone ou alors d’une bombe placée sous son lit, ce n’est pas dans un quelque consulat iranien à Damas ou Nouakchott, mais en plein cœur de Téhéran, dans un secteur placé sous haute protection, qu’a péri Ismaïl Haniyé, invité officiel de la République islamique aux cérémonies d’investiture du nouveau président. Clair était le message : nul, dans la capitale iranienne comme dans la banlieue sud de Beyrouth, n’est hors d’atteinte de ce bras long dont s’est toujours flatté Israël ; en même temps que de ses ressources autochtones en matière de renseignement.
Pour Netanyahu il ne s’agit pas seulement d’acculer les Iraniens à une aventure militaire qui leur répugne visiblement, du moment qu’ils préfèrent laisser leurs protégés libanais, yéménites et irakiens combattre pour eux. Dès lors, l’objectif principal de la dernière frénésie de meurtre pourrait être d’étouffer dans l’œuf les velléités de réforme et d’ouverture sur l’Occident apparues avec la récente élection du président Massoud Pezeshkian.
Or c’est aussi à ses propres protecteurs américains, acharnés à éviter une conflagration générale au Proche et au Moyen-Orient, que Netanyahu entreprend de forcer la main. Le secrétaire d’État Antony Blinken a sué sang et eau pour convaincre que Washington n’avait pas été prévenu à l’avance des raids meurtriers. Mieux encore, Joe Biden a fait part de sa vive inquiétude, ajoutant que l’assassinat de Haniyé n’arrangeait rien. Car il est clair que pour la plus grande satisfaction d’un Bibi lancé dans sa fuite en avant, et qui n’a cessé d’avancer des exigences de dernière heure, cette disparition va retarder tout accord sur un cessez-le-feu à Gaza et la libération des otages détenus par le Hamas : dossier auquel l’administration US, secondée par l’Égypte et Qatar, a consacré énormément de temps et d’énergie. En paraphrasant le commentaire consterné des Qataris, on pourrait dire que c’est le simple bon sens qui est trucidé, et avec lui toute possibilité de médiation, quand une des parties tue le négociateur de l’autre partie…
Plus proches de nos préoccupations proprement libanaises sont bien entendu les commentaires faits jeudi par Hassan Nasrallah. Par-delà les classiques menaces de riposte calculée, le chef du Hezbollah a paru annoncer une évolution – mais non une révolution – dans la gestion de la confrontation assumée depuis dix mois par solidarité avec les assiégés de Gaza. Sans jamais se prononcer pour un élargissement délibéré du conflit, il a qualifié d’ouvert ce front de soutien ; voilà qui effectivement ouvre largement la porte aux plus radicales des éventualités. En attendant, ce sont néanmoins des journées ordinaires, marquées par les habituels échanges de tirs, qui attendent l’infortuné Liban-Sud.
Rien que la routine, quoi, dans le surréel contexte d’une guerre qui se retient encore de décliner son vrai nom.
Issa GORAIEB