L’heureux temps n’est plus, ce temps de notre jeunesse qui a passé si vite et qui avance à pas de géant. Considérons-le comme une amnistie du destin. Et dans sa course vers le fini et l’infini, il fait oublier les joies et les amours et, parallèlement, il fait oublier aussi les douleurs, il réussit à éteindre les vengeances et à apaiser les colères, les haines. Il n’est rien de plus précieux que le temps, puisque c’est le prix pour gagner l’éternité.
Ne soyons pas de ceux qui profanent le temps en usant mal de lui, de ceux qui le « tuent » en n’en usant point ; de ceux qui le gaspillent en l’employant à des riens ; de ceux qui le surchargent et s’en font les « bourreaux » ainsi que d’eux-mêmes.
Le temps veut prendre la mesure étant, lui, déjà une mesure intérieure des choses. Le temps veut le sérieux et la profondeur, étant, lui, par nature, une ondulation de surface, dont le dessous est la substance immuable des choses, et l’arrière-fond l’être éternel. Oui, le temps qui, sans repos, va d’un pas si léger et rapide, emporte avec lui toutes les belles choses ; c’est pour nous avertir dans notre for intérieur de bien le ménager et de réaliser des exploits bien mérités et agréables.
Du temps, nous ne saurions nous détacher, mais il se détache de nous : l’avenir signifie le déjà révolu, car « dès qu’on use du temps, il se détruit, il fuit à mesure que nous le vivons ».
Le temps nous retire de l’existence, destructeur et indifférent. L’homme, conscient de cela, le représente sous les traits d’un vieillard à barbe blanche.
Quand notre temps a passé, la mort vient et tranche la vie. Jamais « le coq ne redevient œuf », et l’esprit humain sent l’irréversible poids du temps.
Ainsi s’expliquent la résistance instinctive au concept relativiste de l’espace-temps et la permanence de la tentation éternelle. La religion détermine l’ordre et les signes du temps, annule l’angoisse du devenir puisque vie et mort, justice et injustice seront finalement compensées. Voilà pourquoi « le temps ne cesse de rejeter l’éternel et l’éternel de pénétrer le temps ».
Mais l’instant solliciteur est aussi créateur. L’usure caractérise paradoxalement la vie : tout passe et tout devient, comme le montre l’utilisation symbolique traditionnelle des grands éléments primordiaux : l’air souffle l’existence et la transcende, la brûle et la gèle ; l’eau dilue les formes ou régénère le monde des mythes, elle est tour à tour mortelle ou boisson de vie, voire de survie ; de la terre naît l’homme qui, vivant encore, revient y sombrer, l’espace d’un sablier qui se vide. Et le soleil féconde le monde alors que la flamme humaine brûle et s’éteint. Chaque regard qu’il pose sur le monde apprend à l’homme qu’il dure et qu’il passe, que fugace est sa réalité, que son temps est essentielle discontinuité.
Le temps de l’homme, substance et adversaire, n’existe que par la conscience qu’il en a : « Sans l’âme, il est impossible que le temps existe. » Plus que l’espace, le temps renvoie donc à l’homme qui se représente ses changements, organise l’horizon temporel de l’avant et de l’après, de la succession et de la durée, crée une perspective du temps : l’homme s’ouvre au temps et le conjugue. Dès que l’homme se situe dans le temps, le conçoit comme milieu de son entendement et de son action, le temps cesse d’altérer, de disperser le moi en figures morcelées, pour en opérer la synthèse. De perte, il devient salut. Car durer, c’est changer, mais c’est aussi persister : le temps nous change et « nos années sont terre de mouvance », mais nous l’élaborons à notre tour à notre avantage.
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Aristote
10 h 37, le 27 juillet 2024