
En feuilletant les archives de L’Orient littéraire des années 60, on retrouve volontiers les inflexions uniques du français levantin de l’époque, à la fois lyrique et soigné. En même temps, la question des femmes, en tant que lectrices et autrices, apparaît de manière plus visible qu’auparavant : la difficulté à statuer sur leur positionnement dans la vie littéraire est saillante et travaille les articles.
Ainsi, le numéro du 22 avril 1961 annonce que L’Orient littéraire va désormais consacrer une page aux femmes. L’argument est imparable. « La femme, la mode, la beauté, des sujets littéraires par excellence. » Dans la foulée, on déroule un programme éclectique. « Cette semaine Madame a admiré une cuisine moderne, applaudi un défilé de mannequins, découvert mille petites choses dans les vitrines de Beyrouth, et elle vous présente un chapeau nommé Cardin et une robe de petit soir. »
Néanmoins, le numéro du 11 novembre 1961 propose à ses lecteurs et lectrices un article passionnant signé par l’énigmatique Bint el-Chaté, « la fille du rivage », pseudonyme d’une femme de lettres égyptienne « très connue dans les milieux arabes ». « L’étude que nous reproduisons ci-dessous est le texte de la communication faite par Bint el-Chaté au récent congrès de Rome sur la littérature arabe », annonce le comité de rédaction de L’Orient littéraire. S’ensuit une vision panoramique ambitieuse et distanciée qui tente de répertorier la création littéraire féminine dans le monde arabe. Premier constat : celle-ci a été étouffée au début du deuxième siècle de l’Hégire. « L’établissement de la chronologie des événements historiques a commencé au début du califat des Abbassides. Or durant cette période la femme arabe était moralement étouffée et ne participait pas à la vie publique. » Selon l’auteure, de nombreuses productions littéraires relèvent donc d’autrices inconnues ou dissimulées.
Ensuite, au moment de la Nahda, dans la moitié du XIXe siècle, Bint el-Chaté mentionne plusieurs femmes qui s’illustrent par leur plume, comme Aïcha el-Teyriah, née au Caire en 1840. « Poétesse d’avant-garde », elle écrivait en arabe, en turc et en persan, même si la spécialiste admet « une lourdeur de style » et « de la grandiloquence ». Autre problème selon celle qui ne mâche pas ses mots, Aïcha el-Teyriah « n’a pas échappé à la louange obligée du pouvoir autocratique ». D’où des poèmes laudatifs adressés au Khédive Tewfik par exemple, décrivant les cérémonies fastueuses qu’il organisait. Bint el-Chaté semble préférer les textes intimistes de l’autrice à ses poèmes de circonstance et de courtoisie. El-Teyriah s’est essayée au roman, avec Le Miroir magique du temps. La critique y retrouve « le style de l’époque, lourd, touffu, affecté et chargé de fioritures », ce qui n’est pas un monopole féminin. En effet, « son style n’est pas inférieur à celui des sommités de l’époque ».
L’article rend compte d’autres poétesses, comme la Libanaise Warda al-Yaziji, puis May Ziadé qui, selon Bint el-Chaté, articule brillamment poésie et pensée. Ce qui lui semble essentiel, c’est qu’en connaissant sept langues, l’autrice évoluait dans une culture universelle. « Malgré une influence occidentale, elle créa une littérature arabe et d’esprit et de style, et orientale d’aspect et de caractère. » Son œuvre n’a donc pas été altérée par « l’imitation et l’occidentalisation ».
Le corpus ne cesse de s’élargir, et les années 60 connaissent un essor de l’écriture arabe féminine, avec la poétesse irakienne Nazik al-Malaika ou la Palestinienne Fadoua Toukan. Le genre de la nouvelle inspire Samira Azzam ou Colette Souheil Khouri. Enfin, les noms de Bahissat el-Badiah ou d’Amina Saïd sont associés à la littérature sociale. Bint el-Chaté n’a pas mentionné dans sa conférence les auteures arabes qui s’expriment en langue étrangère.
Après une conférence très moderne qui ignore les approches genrées, puisque l’enjeu est de répertorier des autrices et de les ancrer dans une appartenance générique, tonale et thématique, la conférencière semble opérer un rétropédalage intempestif en reprenant le poncif de la tendance féminine aux émotions outrées. « La femme de lettres arabe ne peut aborder un sujet, aussi sérieux soit-il, sans y introduire une part de sentiment ou d’émotion. »
« Les trois premiers prix sont remportés par des jeunes filles »
Le numéro du 28 avril 1962 rend compte d’un concours de poésie organisé par l’Amicale des étudiants de l’École Supérieure des Lettres, adressé aux étudiants d’expression française de moins de 28 ans. L’article est rédigé par le secrétaire de cette amicale, Charles Abouchacra. Une page entière est consacrée à l’événement où le jury a dû évaluer 125 poèmes. Très majoritairement masculin, il compte différents membres de l’ambassade de France, mais aussi les poètes Georges Schéhadé et Salah Stétié, également rédacteur en chef de L’Orient littéraire, sans oublier Madame Beaulieu, épouse de l’ambassadeur du Canada. Parmi tous les candidats, 15 jeunes filles. Le premier prix revient à Anne Mourani dont on évoque « (la) délicatesse d’âme », « une certaine originalité du point de vue méthodique et rythmique » et la « nouveauté exquise des images ». Mireille Akar, « brillante propédeute », est ensuite saluée pour « deux petits poèmes charmants ». C’est enfin Maryse Barakat qui a retenu l’attention du jury, avec un poème dont la légèreté des motifs (le printemps et la jeunesse), contraste avec la noirceur tonale.
« Mes bras sont nus
Comme les arbres du premier Printemps
Et mes cheveux noués ont un goût de cendres.
Pleure, fée violente
Tes plaintes ne s’entendent plus
Ils ont porté à leur cou
Des perles vivantes comme des larmes
Et déchiré le ciel avec leurs mains. »
« Respirez, Messieurs, mais c’est bien tard ! » suggère Charles Abouchacra à ses lecteurs, avant de citer Monsieur Balekdjian « qui sauva le sexe dit fort de la pire catastrophe ».
Ce qui est intéressant, c’est que l’on découvre que les candidats qui ont choisi le vers libre ont été favorisés et que le parti pris de modernité est vivement mis en valeur. Selon Schéhadé, « les générations artistiques s’affrontent et chacune a quelque chose à dire, et d’une manière bien à elle ». L’approche genrée ne semble pas être un enjeu de manière systématique, mais elle finit toujours par rejaillir, sans pour autant desservir les poétesses, bien au contraire. « Les poèmes ayant pour auteurs des jeunes filles paraissent ‘‘plus dégagés’’ et mettent une note de spontanéité et d’inédit, ce qui explique en partie, le choix des trois premières lauréates. »
En fin de compte, ce sont les mots et les textes qui parlent, plutôt que les individus et leur état civil, et l’enjeu majeur de L’Orient littéraire est de les faire dialoguer et résonner. Un pari réussi selon la poétesse Vénus Khoury-Ghata qui en témoigne avec émotion. « L’Orient littéraire nous a fait découvrir si bien les auteurs et les dernières parutions ; il réunit de très bonnes plumes qui travaillent sérieusement, sans provocation gratuite ni humour déplacé sur le dos du livre. Quand je ne le trouve pas dans les kiosques à Paris, ou s’il est épuisé, je suis dans le désarroi. »