Fraîcheur de l’âge, de la perspective, de l’architecture et du propos. L’élan et la passion sont bien là, empreints de candeur. Petits désordres et tâtonnements, longueurs et maladresses. Surprise émue. Joie et désarroi. La nostalgie que je supposais à tort, n’existe pas à la lecture de ces pages. Seulement la fraîcheur.
Fraîcheur : le mot vient sans effort. Pourtant les feuillets scannés que je parcours sur mon écran sont jaunis et la maquette qui défile est sans doute d’un autre temps. Le nom du journal se détache sur fond bleu, présage d’un ciel quasi sans nuages pour la période qui témoigne de cette première publication. Le sous-titre : Lettres, Arts, Sciences, au Liban et dans le Monde, en représente bien la vision et le contenu.
Dans cette richesse des propositions de lecture, l’interdisciplinarité et la fraternité des domaines des lettres et des arts font mouche. Par l’exigence et les amitiés de feu Salah Stétié, poète de la brûlure et de l’eau gardée froide, rédacteur en chef et fondateur de cette publication, le ton est donné. La souveraine régnant sur ce jeune continent est la poésie. Sublime et modeste, elle est l’identité même de ce journal. Nul besoin d’en argumenter le choix ou de lui réserver une rubrique parmi les pages. Tous les papiers ne parlent pas d’elle mais elle est partout, en voie continuelle d’apparition.
Parmi les contributeurs à ce numéro et ceux qui suivront, figurent d’immenses poètes, de grands artistes et d’éminents penseurs – philosophes, linguistes, historiens, scientifiques – du siècle dernier, libanais ou français principalement. Les auteurs – de langue arabe et française – et les artistes dont l’œuvre est abordée dans les articles, mêlent noms dont la renommée est vive encore aujourd’hui, et noms dont la destinée créative s’est parée d’ombre.
L’Orient littéraire fait une part belle mais encore bien modeste aux femmes, le comité éditorial étant exclusivement composé d’hommes. Les contributions par des plumes féminines s’imposent au fil des numéros. Pas à pas, une attention plus fine et plus importante est accordée aux écrits et aux œuvres des femmes.
L’une d’elles inaugure la tendance dans le tout premier numéro. Il s’agit de la peintre Juliana Séraphim dont le talent remarquable a sans doute rendu sa présence incontournable. Présentée comme une « petite secrétaire – artiste à ses heures perdues – avant de se consacrer pleinement à la peinture », le ton est élogieux à son sujet sachant qu’elle est alors « le seul peintre libanais à avoir une toile exposée dans un musée européen, celui de Viareggio ».
Premier supplément littéraire et culturel de langue française, L’Orient littéraire des années soixante est profondément ancré dans la langue et la culture libanaises et arabes. L’essentiel des articles traite de parutions en langue arabe et propose des traductions vers le français d’extraits de poèmes ou de romans publiés ou inédits. L’objectif est clair : rendre l’effervescence de la production littéraire et artistique libanaise accessible aux lecteurs non arabophones, plus particulièrement francophones. De ce fait, les regards et les intérêts culturels du monde convergent vers le Liban, port à l’identité affirmée et capitale culturelle du Proche-Orient, ouverte au monde.
Le climat culturel et sociopolitique y semble alors propice à l’exploration harmonieuse de la pluralité historique et identitaire du Liban. Et le rayonnement culturel du Liban dans la région et dans le monde, est limpide. On y vient pour apprendre l’arabe littéraire, exposer ses œuvres ou ses idées, et s’immerger dans une méditerranée de culture et de diversité. Les artistes internationaux les plus remarquables viennent y présenter leurs œuvres récentes. Sans savoir qu’ils fondent par là le mythe d’un âge d’or bientôt révolu dont les générations futures entendront les rengaines sans espoir de retrouvailles.
Revenons à la fraîcheur de ce premier numéro. Nostalgie et amertume peuvent attendre. L’éditorial et les différents articles communiquent la magie et l’émoi des premiers pas. Une soif de partage sans conteste anime le propos. Qu’ils relèvent du journalisme littéraire, de la chronique artistique mondaine, du faire-part culturel ou de la vulgarisation scientifique (à titre d’exemple : le passage du téléviseur à l’écran cinématographique y est explicité), les articles se distinguent d’un sens de la pédagogie à destination du lecteur. Attirer et fidéliser ce dernier est effectivement précieux pour peupler ce nouveau continent littéraire. Nombreux sont les papiers qui s’adressent à lui directement, comme à un ami. Cela en paraît presque ingénu, et confère à la publication une identité épistolaire et populaire coexistant avec son esprit intellectuel. Et rappelle que toute écriture appelle à la lecture, qu’elle est dialogue.
J’ai beaucoup aimé les pubs. Je devrai peut-être écrire « réclames ». Fraîcheur de la forme et du fond. Sans perfection et sans surcharge visuelle ou symbolique. L’imaginaire respire. Ce sont de petites histoires un peu comme des BD. L’image y est dessinée à la main. Elle y occupe une place de cœur auprès des mots qui demeurent fondamentaux. Joliment composée et accessible, la narration s’y associe au slogan. Ces publicités offrent un espace de rêverie. Elles véhiculent un sentiment d’espace et de prospérité. Une prospérité qui n’est pas synonyme d’excès, de privilège unique, ou d’écœurement. C’est un état d’esprit. En octobre 1960, le Liban va bien. Cela me fait une chose étrange dans la tête et le souffle. Je relis les lignes et entre les lignes de ce premier numéro. Lebnen bi alf kheyr. Le constat reste le même. Et la fraîcheur.