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Albert Dichy : L’Orient littéraire, un accélérateur de la vie littéraire à Beyrouth

Avec Albert Dichy, directeur littéraire de l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), grand spécialiste de Georges Schéhadé et fin observateur de la vie littéraire au Liban comme en France, nous avons voulu évoquer de quelle manière l’aventure de L’Orient littéraire éclaire la scène littéraire et artistique libanaise des années 30 aux années 60.

Albert Dichy : L’Orient littéraire, un accélérateur de la vie littéraire à Beyrouth

D.R.

Le premier numéro de L’Orient littéraire paraît en 1929 et Georges Naccache en confie la rédaction en chef à Georges Schéhadé. Ce choix coule-t-il de source ou est-ce un choix audacieux ?

Ce choix est plus qu’audacieux, c’est un coup d’éclat ! Il faut se souvenir qu’à l’époque, le haut du pavé est tenu par des poètes comme Georges Corm, Hector Klat ou Élie Tyan qui se rattachent à l’école de la Revue Phénicienne. Leur mouvement, à caractère nationaliste, tente de s’opposer à l’influence du monde arabe, en jouant la carte de la France du mandat. Ce sont des auteurs connus au Liban mais plutôt académiques, qui adoptent des formes déjà dépassées en France. À l’inverse, Georges Schéhadé, à peine âgé de vingt-quatre ans et qui passe pour un hurluberlu, s’apprête à publier un récit extravagant : Rodogune Sinne. Il est le représentant d’une écriture poétique neuve, en rupture, ouverte sur la modernité. En le nommant rédacteur en chef, Naccache donne la preuve d’une surprenante clairvoyance tout en assumant le risque d’aller à contre-courant de son propre lectorat.   

Schéhadé va constituer autour de lui une singulière équipe.

Oui, tout à fait. Pour répondre à cette commande, il fait appel à ses amis, au nombre desquels il y a Antoine Mourani et Antoine Tabet, deux figures très intéressantes dont Schéhadé parle comme « des fous de poésie ». Par dérision, ils s’auto-proclament « Les Émerveillés d’eux-mêmes ». À ce groupe improbable se rattache aussi la sœur de Georges, Laurice Schéhadé, qui reste encore dans l’ombre de son frère alors qu’elle mérite une place de premier rang. Elle publie là son tout premier texte, intitulé Mauve. Ce premier numéro de L’Orient littéraire demeure aujourd’hui d’une incroyable fraîcheur.

Et pourtant, ce numéro un restera unique. L’aventure s’arrête là. Pourquoi cela ?

Ce numéro de L’Orient littéraire fait beaucoup de bruit, mais le public ne suit pas. En outre, Georges Schéhadé est loin d’être un organisateur ou un chef de file. C’est déjà un miracle que ce numéro ait pu se faire. Et puis Schéhadé n’hésite pas à parler des poètes de la Revue Phénicienne comme de mauvais poètes, empêtrés dans le nationalisme et restés dans l’orbite du mandat français. Il ne se fait pas que des amis et va rapidement jeter l’éponge après la parution du numéro un. Mais déjà, alors qu’il paraît s’éloigner de toute prise de position politique, s’annonce paradoxalement dans ce numéro la génération à venir des écrivains libanais qui accompagnera l’indépendance du pays et rompra avec la déférence de ses aînés vis-à-vis de la France.

Schéhadé et sa bande ont découvert très tôt le surréalisme et ils y ont trouvé leur voie.

Oui, grâce à un voyage à Paris d’Antoine Mourani vers 1928. Parti pour toucher un héritage, il était revenu à Beyrouth avec une valise pleine d’ouvrages de poésie à petit tirage et introuvables au Liban, au nombre desquels il y a ceux de Max Jacob, Apollinaire ou Jean Cocteau, mais aussi Breton ou Aragon. Le petit groupe entre alors en contact avec la plus récente actualité littéraire et cela leur servira de déclencheur. Le numéro un de L’Orient littéraire est marqué par une sorte d’ébullition commune. Y figurent par exemple des aphorismes d’Antoine Mourani, aux côtés de poèmes déjà teintés de surréalisme de Schéhadé et d’un article d’Antoine Tabet sur l’architecture. L’un de ces aphorismes figurera presque littéralement dans Monsieur Bob’le : « Les écoliers ont tort de ne pas écrire le nom de leur professeur sans faute d’orthographe et avec une majuscule. » Les emprunts du poète à ses amis ont été fréquents et ce d’autant plus qu’ils subissaient eux-mêmes très fortement son influence.

Finalement, après ce numéro unique, L’Orient littéraire ne reparaîtra qu’en 1960. Comment la scène littéraire a-t-elle évolué depuis 1929 ?

En 1960, Georges Schéhadé règne en maître sur la littérature libanaise. Il a déjà une carrière internationale mais continue à vivre à Beyrouth. Ses pièces sont jouées dans les plus grands théâtres, il a écrit le scénario d’un film, tourné en 1958 avec Omar Sharif et présenté à Cannes : Goha. Moins impliqué dans la vie locale, il contribue de loin à cette renaissance de L’Orient littéraire où il écrit de temps en temps. C’est Salah Stétié, longtemps disciple de Georges Schéhadé, qui a pris la relève. Mais l’époque est tout autre qu’en 1929. Si la francophonie est toujours très vivace, on est entré dans la génération des indépendances. Les années 60, c’est la grande période de la décolonisation.

Parlons un peu de Gabriel Bounoure qui est une figure majeure de la vie culturelle de l’époque.

Oui, en effet, c’est une figure majeure et trop oubliée. Il est arrivé que la France du Mandat, à côté de purs colonisateurs, produise des figures admirables. Voilà un homme qui arrive au Liban dans les années 20, comme directeur de l’Instruction Publique et qui tout de suite prête attention à ce que produit le pays qu’il doit administrer. Il distingue rapidement le jeune Schéhadé dont il va devenir le grand protecteur, comme il le sera de Salah Stétié, Etel Adnan ou Robert Abirached. Lorsque Bounoure prend Schéhadé sous son aile à l’Instruction Publique, certains s’étonnent des longs séjours de celui-ci au Café du Brésil qui jouxte les bureaux et lui demandent quelles sont exactement ses fonctions. Il leur répond magnifiquement : « Vous ne pouvez pas comprendre, il est la poésie. » Bounoure, qui est le grand critique de poésie de la NRF, contribuera à faire publier et connaître Schéhadé et Stétié en France et deviendra le maître de toute une génération d’écrivains, y compris en langue arabe comme Saïd Akl.  Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, devenu conseiller culturel, il rêve d’une grande université laïque pour le Proche-Orient et fonde l’École Supérieure des Lettres. Celle-ci se crée alors contre l’université jésuite, un temps discréditée par ses sympathies vichystes, sous la houlette du père Chanteur, proche du haut-commissaire au Levant, Henri Dentz. Nommé par Vichy, Dentz sera jugé par la Haute Cour de justice et jeté en prison à la Libération.  Autour de Bounoure gravitent plusieurs personnalités qui prennent tout de suite position contre Vichy comme l’archéologue Henri Seyrig, père de la comédienne Delphine Seyrig,  ou Georges Buis. Ce dernier qui n’est qu’un simple lieutenant quand il arrive à Beyrouth (mais qui finira maître à penser de la stratégie militaire française), fuit le Liban dès l’armistice en 1940, caché dans un tonneau de vin, pour rejoindre De Gaulle. À la tête d’une division Leclerc, il baptisera son char du nom du personnage de la première pièce de Schéhadé,  Monsieur Bob’le. Au début des années 50, Bounoure prend parti contre la politique coloniale française. Il est alors muté en France et sommé de se rétracter, ce qu’il refuse de faire. L’Égypte lui propose alors un poste à l’université, puis le Maroc. C’est un homme de cette trempe qui aura fabriqué toute la génération des auteurs qui, de Georges Schehadé à Salah Stétié, auront été à l’origine des deux premières périodes de L’Orient littéraire.  

N’oublions pas Gaëtan Picon non plus, le grand critique d’art. Il a été lui aussi directeur de l’École des Lettres.

Oui, bien sûr, avant son départ, Gabriel Bounoure fait appel à Gaëtan Picon pour lui succéder. Il va passer deux à trois ans à Beyrouth et fera également profiter Schéhadé de son important réseau d’amitiés en France. Il fera de même avec Salah Stétié qui, grâce à lui, va rencontrer nombre d’écrivains dont on retrouve la trace dans L’Orient littéraire dès la fin des années 50 : Yves Bonnefoy, Le Clézio, Michel Butor… Schéhadé, qui est issu d’une famille désargentée, rêve alors d’un poste de conseiller culturel à Paris, mais ne l’obtient pas. Plus habile politiquement, ce sera Stétié qui obtiendra le poste. Gaëtan Picon assure à l’École Supérieure des Lettres un cours de littérature contemporaine qui couvre les grands écrivains de sa génération, parmi lesquels Michel Leiris, dont il est très proche. Il aura joué un rôle de formateur important pour la jeune Étel Adnan. Dans les années 60, l’effervescence créative est grande à Beyrouth. De nouveaux écrivains s’affirment. L’Orient littéraire publie, grâce à Stétié, des poèmes d’Adonis et d’Ounsi el-Hage traduits en français. La revue Shi‘r, créée à Beyrouth par Adonis et Youssef el-Khal, va entamer la grande révolution de la poésie arabe. 

On n’a pas suffisamment parlé d’Antoine Tabet. Il est, je crois, le Porthos des quatre Mousquetaires.

Oui, c’est exact. Antoine Tabet, qui partageait avec sa bande le goût de la littérature, poursuivait alors des études d’architecture. Il deviendra l’un des maîtres d’ouvrage de l’Hôtel Saint Georges. Mais on sait moins sans doute qu’il a été aussi l’un des fondateurs du Parti communiste libanais. Il ne faut pas oublier non plus Nehmé Éddé, le plus intellectuel du groupe, qui vit à Damas et nourrit une passion pour la poésie et la philosophie arabes. Il fait découvrir à ses amis des poètes tels que Omar Khayyam ou Khalil Moutran, et ses deux sœurs épouseront l’une Antoine Tabet, l’autre Antoine Mourani. À la veille de sa mort, à quatre-vingt-dix ans, Eddé, qui avait perdu la mémoire, récitait encore par cœur des poèmes de son ami Schéhadé. À tout ce petit monde, qui ne disposait ni d’argent ni de pouvoir, Georges Naccache ouvrait les colonnes de son journal. Sans son soutien et sa bienveillance, il n’est pas sûr que Schéhadé, Stétié ou André Bercoff qui lui a succédé et leurs amis, auraient acquis une telle visibilité.

Il y a encore une figure importante qui participe de l’effervescence créative à Beyrouth : le peintre Georges Cyr qui va accompagner plusieurs numéros de L’Orient littéraire de ses dessins si pleins de grâce.

Lorsqu’il décide de s’installer à Beyrouth, Georges Cyr est un peintre déjà côté de l’École de Paris. Mais il a vécu un drame : il a perdu sa fille dans un accident de voiture et sa femme a été internée à la suite de ce décès. Au départ, il ne devait faire qu’une escale au Liban, mais il est tellement séduit qu’il va y passer toute sa vie. Il ouvre un atelier à Aïn el-Mreissé où il va accueillir et former tous ceux qui vont compter dans la peinture libanaise d’Omar Ounsi à Chafic Abboud. Gabriel Bounoure lui confie l’enseignement de l’histoire de l’art à l’École des Lettres. Il y croise, outre les personnalités que nous avons déjà évoquées, Saïd Akl qui y enseigne la littérature arabe ou Maxime Rodinson qui donne des cours sur l’islam. Bounoure a l’intelligence d’ouvrir l’école à tous les courants de l’art et de la pensée. C’est dans ce creuset et avec ces figures atypiques que se fabrique L’Orient littéraire.

Mais finalement, L’Orient littéraire s’arrête vers 1965.

Oui, mais son aura persiste longtemps. Tout jeune, alors que le supplément n’existait plus, j’en entendais parler comme d’une publication mythique. Quand Alexandre Najjar décide de le faire renaître en 2006, il reprend le fil de cet héritage. Cette troisième période, qui sera elle aussi mythique un jour, ne démérite pas par rapport aux précédentes. D’autant que la littérature francophone libanaise connaît depuis la guerre l’une de ses périodes les plus florissantes. La poésie a sans doute cédé le pas au roman, mais la littérature libanaise est plus vivace que jamais. Et L’Orient littéraire, dont la qualité ne cède en rien devant les suppléments culturels de France, reste un instrument indispensable pour accompagner et soutenir ce renouveau.

Le premier numéro de L’Orient littéraire paraît en 1929 et Georges Naccache en confie la rédaction en chef à Georges Schéhadé. Ce choix coule-t-il de source ou est-ce un choix audacieux ?Ce choix est plus qu’audacieux, c’est un coup d’éclat ! Il faut se souvenir qu’à l’époque, le haut du pavé est tenu par des poètes comme Georges Corm, Hector Klat ou Élie Tyan qui se rattachent à l’école de la Revue Phénicienne. Leur mouvement, à caractère nationaliste, tente de s’opposer à l’influence du monde arabe, en jouant la carte de la France du mandat. Ce sont des auteurs connus au Liban mais plutôt académiques, qui adoptent des formes déjà dépassées en France. À l’inverse, Georges Schéhadé, à peine âgé de vingt-quatre ans et qui passe pour un hurluberlu, s’apprête à publier un récit...
commentaires (1)

Excellent! C’est Albert Dichy qui méritait la une: avec ses anecdotes savoureuses et sa culture littéraire encyclopédique, il y a de quoi éditer un recueil sur l’histoire de l’Orient littéraire, ses grandes figures et leurs petits secrets. Dommage qu’un intellectuel de cette trempe ait quitté, avec ses frères, le Liban où il ne sentait manifestement, plus bienvenu.

Marionet

12 h 02, le 06 juillet 2024

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Commentaires (1)

  • Excellent! C’est Albert Dichy qui méritait la une: avec ses anecdotes savoureuses et sa culture littéraire encyclopédique, il y a de quoi éditer un recueil sur l’histoire de l’Orient littéraire, ses grandes figures et leurs petits secrets. Dommage qu’un intellectuel de cette trempe ait quitté, avec ses frères, le Liban où il ne sentait manifestement, plus bienvenu.

    Marionet

    12 h 02, le 06 juillet 2024

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