Qui a dit que la scène politique chrétienne au Liban ne bouge pas ? Dans son dernier discours à l’occasion de la commémoration de l’assassinat de ses parents et de sa sœur le 13 juin 1978 à Ehden, Sleiman Frangié a, de fait, tenté de modifier le cours actuel de l’élection présidentielle. Alors que, depuis bientôt deux ans, le camp dit de l’opposition chrétienne cherche à faire assumer la responsabilité de la vacance au tandem Hezbollah-Amal, accusé d’avoir choisi un candidat, Sleiman Frangié en l’occurrence, et de vouloir l’imposer aux autres composantes politiques, le chef des Marada a replacé le débat présidentiel entre les parties politiques chrétiennes. Il a en tout cas voulu mettre les composantes maronites au pied du mur. Dans un long exposé, il a rappelé que l’histoire de la présidence du Liban montre qu’elle a toujours consisté en une rivalité entre les parties maronites elles-mêmes, pour expliquer ainsi que c’est le cas cette fois-ci aussi. D’autant que la plus violente opposition à sa candidature vient aujourd’hui des parties politiques chrétiennes. Frangié a donc en quelque sorte innocenté le tandem chiite en laissant entendre que ce dernier n’a fait qu’exprimer son choix et que le véritable conflit serait ailleurs. Il a aussi estimé que le soutien du tandem peut se transformer en atout, la mission du futur président étant de pouvoir parler à toutes les composantes du pays.
Dans les détails, le leader de Zghorta a rappelé que même avant l’adoption de l’accord de Taëf, qui a réduit les prérogatives et donc le rôle du chef de l’État, les présidents qui se sont succédé au palais de Baabda n’étaient pas, au moment de leur élection, les personnalités les plus populaires dans la rue chrétienne. Par exemple, Camille Chamoun n’a été surnommé « le patriarche politique des maronites » qu’après la fin de son mandat présidentiel. Il en est de même pour Fouad Chéhab, qui a même été combattu par les partis chrétiens de l’époque. Même son propre grand-père, Sleiman Frangié, au moment de son élection, n’était pas le leader le plus populaire chez les chrétiens et il a été élu grâce à l’appui des leaders maronites de l’époque, à savoir Pierre Gemayel et Camille Chamoun.
Ce long exposé était destiné à arriver jusqu’à l’équation suivante : Slemain Frangié peut être élu président, sans être le leader le plus populaire chez les chrétiens, puisque cela n’a pratiquement pas été le cas de ses prédécesseurs au fil des mandats. À l’exception peut-être de Michel Aoun. Même si Frangié ne l’a pas dit, au moment de son élection, Michel Aoun était le leader le plus populaire au sein de la communauté chrétienne puisqu’il dirigeait à l’époque (en 2016) le plus grand bloc parlementaire. Malgré cela, pour être élu, il a dû conclure un certain nombre d’alliances politiques et confessionnelles, avec le Hezbollah bien sûr grâce à l’entente de Mar Mikhaël, mais aussi avec Saad Hariri, alors chef du courant du Futur, et même avec les Forces libanaises dans le cadre de ce qu’on a appelé « l’entente de Meerab » (janvier 2016).
Dans son discours, Sleiman Frangié a donc précisé que si l’on veut respecter le principe du « président fort au sein de sa communauté », lancé par le CPL pour compenser un sentiment de frustration chez les chrétiens depuis l’adoption de l’accord de Taëf et la diminution des prérogatives présidentielles, ce serait au chef des Forces libanaises de présenter sa candidature car, selon lui, il est actuellement la personnalité la plus populaire chez les chrétiens. Que Samir Geagea se présente, a ajouté Frangié, qui a affirmé qu’il serait prêt à se rendre à une séance électorale dans le cadre de laquelle il aurait le chef des FL pour rival. Il s’est aussi dit prêt à accepter les résultats de cette bataille, quels qu’ils soient. Mais tout son développement et son exposé des expériences passées laissent entendre que le choix final des députés ne sera pas en faveur du candidat le plus populaire chez les chrétiens, mais plutôt en sa faveur à lui, dans la bonne tradition libanaise.
Que l’on soit d’accord ou pas avec la thèse que Sleiman Frangié a développée, il faut reconnaître que son discours a rebattu les cartes sur le plan présidentiel et provoqué une confusion dans les milieux chrétiens. Selon des sources proches des FL, l’idée d’une candidature de Geagea pourrait être séduisante, d’autant qu’il était considéré comme faisant partie des candidats déclarés pendant la période de vacance entre 2014 et 2016. Il avait même obtenu un certain nombre de voix au cours de plusieurs séances parlementaires d’élection, alors que Michel Aoun n’était pas encore un candidat officiellement déclaré et soutenu par le Hezbollah. Si les parties chrétiennes de l’opposition s’unissent autour de lui, avec d’autres voix de l’opposition, Samir Geagea peut donc espérer enregistrer un score acceptable. L’idée peut être séduisante, et certaines personnalités commencent à mener des contacts sur ce sujet, selon les mêmes sources.
Mais l’idée de Frangié repose en réalité sur le fait qu’en définitive, et pour de nombreuses raisons dues en partie aux circonstances actuelles et aux expériences passées, ce n’est pas la personnalité la plus populaire chez les chrétiens qui sera élue. Si cette proposition est retenue et si les faits lui donnent raison, Frangié aura marqué d’une pierre deux coups. D’une part, il en aura fini avec la candidature de Geagea en le battant dans un processus démocratique et constitutionnel, et d’autre part, il en aura fini avec le concept de la personnalité la plus populaire au sein de sa communauté pour la présidence. Que cette tactique réussisse ou non, la balle est désormais dans le camp des parties chrétiennes.
De un, Frangié est un « mini leader » dont la popularité est géographiquement limitée De deux, et c’est le hic, il n’a pas le bagage académique et universitaire requis. Malgré tout cela il ne veut pas admettre que le soutien du tandem chiite ne suffit pas pour accéder au fauteuil de Baabda.
18 h 39, le 13 juin 2024