On a beaucoup lu Laurent Gaudé et beaucoup aimé nombre de ses romans. La diversité des thématiques, la rigueur des constructions, la maîtrise d’une langue qui sait se mettre au service de l’intrigue sans renoncer à être belle, l’ampleur du regard porté sur le monde, l’imagination incarnée dans des personnages singuliers et attachants, tout cela nous a séduit, enthousiasmé, ému.
Mais là il est vrai, on était sceptique. Qu’avait-il à nous dire sur ces terrifiants attentats de novembre 2015 qu’on ne savait déjà, qu’on n’avait pas déjà lu ? Pourquoi y revenir alors que tant de temps était passé et que d’autres événements, tragiques eux aussi, s’étaient produits ? Par quel biais allait-il parvenir à nous intéresser ? Allait-il renoncer à son territoire d’écriture habituel et arpenter à son tour la littérature du réel ?
Les questions étaient nombreuses et la partie loin d’être gagnée au moment de commencer la lecture de Terrasses ou notre long baiser si longtemps retardé. Mais dès les premières pages, l’alchimie opère et plus on avance, plus on est pris dans les rets. Voilà un texte bref et puissant, qu’on lit d’une traite et qui secoue, émeut, bouleverse, au-delà de ce qu’on aurait pu imaginer. La polyphonie s’organise ici en un chant qui mêle les voix des morts et celles des vivants. L’imagination trouve sa place pour donner à entendre les peurs, l’espoir fou de s’en sortir pour les uns, celui de sauver des vies pour les autres. On chemine au bord des pensées qui se cognent durant les moments d’urgence absolue. On accompagne les monologues intérieurs, matière intime et brute qui nous inscrit au plus près de chacun des personnages. Gaudé donne à voir ce chœur dans sa force et son humanité, en même temps qu’il nous plonge au plus près de la barbarie. Son désir d’écrivain est de « prendre à bras le corps les méandres de l’âme », d’offrir « une sépulture de papier pour lutter contre le silence du cimetière ». Force est de constater qu’il réussit ce pari avec brio. Son texte est également joué au théâtre de La Colline et là aussi, c’est la promesse d’une soirée qui prend aux tripes et ne vous laisse pas tranquille. Échanges passionnants sur cette expérience singulière qui croise le roman et le théâtre de façon étroite et créative.
Pourquoi avez-vous souhaité revenir sur ces attentats tant d’années plus tard ? Y a-t-il eu un déclencheur particulier qui vous a fait ressentir l’envie d’écrire sur ce sujet ?
Je vais avoir du mal à vous répondre. Je n’ai pas été touché directement par ces attentats, ni aucune personne qui m’est proche. J’ai vécu comme tout le monde une nuit d’angoisse, qui a réactivé mes souvenirs de Parisien. Comme vous le savez, j’ai toujours vécu à Paris et je me souviens des différents attentats qui s’y sont déroulés au fil des ans : la rue de Rennes, Port-Royal, la station Saint-Michel… J’ai donc en mémoire comme un millefeuille de souvenirs de deuils qui ont atteint des lieux qui me sont très familiers. Tout cela se dépose en nous. Les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan ont réactivé cette mémoire ancienne. Mais le choix d’un sujet reste quelque chose de très mystérieux : pourquoi il s’impose à nous et ne nous quitte plus, c’est difficile à expliquer. Dans Paris, mille vies qui est paru en 2020, une première version des attentats du Bataclan était déjà présente, mais je l’ai finalement supprimée. Je tournais donc déjà autour de ça depuis un certain temps.
Quelle a été votre méthode de travail pour aboutir à ce résultat qui mêle si habilement des éléments du réel et des introspections imaginaires ?
Au départ, j’ai eu deux intuitions qui m’ont guidé tout au long du travail. La première était que je ne parlerai pas des terroristes. Je voulais me situer résolument du côté des autres, victimes, policiers, corps médical, rescapés… La seconde était que je ne rencontrerai pas de témoins directs. Cela m’aurait tellement bouleversé que je n’aurais rien pu faire d’autre que produire une écriture documentaire, infiniment respectueuse des propos des uns et des autres. Or ce n’est pas mon terrain, je voulais absolument trouver des espaces de liberté. Cela étant, j’ai plongé dans la documentation journalistique, abondante et le plus souvent remarquable. On peut y trouver un déroulé très précis des faits, des portraits de toutes les victimes que Le Monde et Le Parisien ont abondamment documentés. Puis, j’ai laissé tout ça devenir flou. Je ne voulais pas faire de la littérature du réel et donc le flou de ma mémoire me permettait de laisser aussi l’imaginaire infuser et agir.
Écrire pour le théâtre est une longue histoire pour vous, vous avez écrit près d’une vingtaine de textes pour la scène. Saviez-vous dès le départ que vous écriviez un texte pour le théâtre ?
Théâtre et roman sont les deux jambes sur lesquelles je chemine depuis des années. J’ai même commencé par l’écriture théâtrale et j’avais déjà produit trois ou quatre pièces pour la scène avant de passer au roman. Terrasses néanmoins n’est pas à proprement parler une pièce de théâtre, je l’ai conçu comme un récit. Mais dès le début, je savais en effet que ça deviendrait un spectacle. Nous en avions parlé avec Denis Marleau, le metteur en scène ; je lui ai envoyé le texte très tôt, au fur et à mesure de mon avancée ; il m’a suivi mois par mois. Nos discussions m’ont amené à développer certaines pistes ou à modifier quelques fois certains éléments. C’est dans nos échanges que m’est apparue la nécessité de ce personnage qui apparaît à la fin de la pièce, celui qui arrive pour nettoyer le lieu de la tragédie. Je voulais en effet qu’Emmanuel Schwartz, qui joue simultanément à La Colline dans Le Tigre bleu de l’Euphrate, mon autre pièce qui est plus courte, puisse intervenir dans celle-ci aussi.
Les deux processus d’écriture, roman ou théâtre, sont-ils très différents ?
Il y a dix ans, j’aurais répondu oui. Qu’il s’agit là de deux territoires très différents dont l’un, l’écriture romanesque, est très solitaire et l’autre, l’écriture théâtrale, est plus ouverte et souvent collective. Mais aujourd’hui je crois que ce qui me définit, c’est ce point d’intersection entre les deux, un territoire qui serait hybride, qui mêlerait théâtre et roman. Ma zone est celle de l’oralité, du récit à la première personne du singulier, du monologue, et ce sont des registres qui fonctionnent dans les deux cas. Terrasses est pour moi un texte symptomatique de cette hybridation et mon approche du théâtre est très littéraire parce que j’écris loin du plateau.
Néanmoins, je m’implique beaucoup dans le travail de répétition. J’ai aussi été très présent dans la phase de découverte du texte par les comédiens. Et là se posent des questions relatives au découpage du texte pour répondre à la question de : qui dit quoi ?
Dans le récit, les voix sont souvent entremêlées, parfois on ne sait pas qui parle. Mais sur la scène, il faut choisir. Donc c’est là qu’il y a des décisions à prendre et j’y participe.
Qu’est-ce qui se passe pour vous quand vous assistez à la représentation de votre texte, à sa transformation en spectacle ?
Ah ! C’est une drogue dure ! Il se passe quelque chose d’extraordinaire que je n’ai pas avec le roman. On voit ses mots incarnés, le texte prend vie. Je le reconnais parfaitement mais en même temps, il est filtré par d’autres et ça le transforme. C’est une expérience vraiment formidable. Bon, il arrive que parfois, on soit déçu. Le spectacle n’est pas à la hauteur et c’est difficile à vivre…
Dans votre note d’intention, vous écrivez que, lorsque vous vous êtes plongé dans la documentation pour préparer ce récit, vous avez été confronté à « la multiplicité permanente ». Pouvons-nous revenir là-dessus ?
Oui, cela avait déjà été le cas avec Cris, mon premier roman sur la guerre de 14/18. Il s’agissait déjà d’un roman choral avec une dizaine de poilus dans les tranchées. Quelque chose de la choralité n’a cessé de m’accompagner, et je crois que le roman est le lieu même de la multiplicité. Le lecteur y est invité en permanence à changer de point de vue. Et je crois que cela explique pourquoi les romanciers sont encore et toujours des cibles dans les dictatures, alors qu’ils pèsent si peu politiquement. C’est parce que la dictature, c’est l’imposition d’un point de vue unique alors que la vérité romanesque est toujours plurielle, diffractée. C’est cela notre matière de romanciers. Dans Terrasses, on est dans le grand flux du « nous ». Nous avons tous vécu quelque chose de commun, une expérience collective qui autorise la dissolution des individualités. C’est cette multiplicité, cette voix du « nous » qui m’a permis de m’éloigner du documentaire. C’est très aidant pour moi.
« L’écriture du réel n’est pas mon fort », dites-vous. Et pourtant, c’est bien le monde qui vous inspire la plupart, sinon la totalité de vos textes. Vous ne pratiquez jamais l’écriture introspective, tournée vers soi…
Oui, c’est bien le monde qui m’inspire. Je suis nourri du réel, il y a très peu de fiction pure dans mes romans. Mais en même temps, je dois trouver des espaces de liberté dans ce réel.
Par exemple, vous aurez noté que le nom Bataclan n’est jamais utilisé dans mon texte, parce que sa seule apparition va susciter chez le lecteur des images type BFM TV. Or je veux aussi que le lecteur soit libre de son imaginaire, que chacun puisse entrer dans ce récit avec des images qui sont les siennes. Pour un lecteur russe, ce peut être les images de la récente attaque qui a eu lieu dans une salle de spectacle. Donc je suis parti de ce lieu, mais je l’ai décrit à ma manière, j’y ai introduit un épisode de danse, je ne sais pas si les gens ont dansé pendant le concert mais voilà, j’ai imaginé ça. Il me faut toujours trouver des marges de manœuvre, infimes mais essentielles.
Votre exergue dit « L’Histoire fera le récit des faits. Qui fera le récit des âmes ? » C’était donc cela votre projet, le récit des âmes ?
Cela peut paraître prétentieux, mais cet exergue m’a aidé à trouver mon territoire. L’idée a émergé dans mes discussions avec le metteur en scène et son assistante et m’a permis de définir mon espace, qui est l’intériorité. La vérité de ce moment, c’est cette intériorité-là, c’est comment chacun a vécu dans sa tête mais aussi et surtout dans son corps, ses sensations, ses cinq sens, ce moment-là. Et ce territoire-là, seuls les romanciers peuvent l’investir.
Terrasses ou notre long baiser si longtemps retardé de Laurent Gaudé, Actes Sud, 2024, 140 p.