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Philippe Claudel : L’air du temps et le Goncourt de printemps

Philippe Claudel : L’air du temps et le Goncourt de printemps

Au mois de mai, l’Académie Goncourt, mais aussi des millions de lecteurs ont eu la tristesse de perdre celui qui a passé sa vie à partager son bonheur de lire, Bernard Pivot. La veille des obsèques de l’ancien président de l’Académie, s’est tenu le vote de son nouveau président, Philippe Claudel, pour succéder à Didier Decoin. Le 14 mai, date des funérailles de Monsieur Pivot, a été révélé le quartet des finalistes du Goncourt de printemps.

La lauréate du Goncourt du premier roman a publié Rapatriement (Grasset), où elle retrace la trajectoire secouée d’une jeune étudiante qui apprend la mort de son père, expatrié en Afrique, et dont elle tente de rapatrier le corps. C’est Véronique Ovaldé qui a été choisie par les Académiciens pour le Goncourt de la nouvelle, avec À nos vies imparfaites (Flammarion). Ce genre littéraire assez rare dans les publications contemporaines permet de suivre les parcours de différents personnages aux vies compliquées, balayés par le doute et les espoirs déçus. Au fil des huit histoires de vie imparfaites, se dessinent des chemins de traverse, des espaces alternatifs de métamorphose et de renaissance. Le Goncourt de la biographie Edmonde Charles-Roux a été attribué à Geneviève Haroche-Bouzinac pour Madame de Sévigné (Flammarion), qui a aussi le vent en poupe au cinéma. Enfin, l’écrivain Louis-Philippe Dalembert a été couronné pour l’ensemble de son œuvre par le prix Goncourt de la poésie Robert Sabatier.

Quelques semaines après son élection, l’auteur des Âmes grises, et le nouveau président de l’Académie Goncourt, a accepté de partager avec L’Orient littéraire les moments forts de ce printemps mouvementé, tout en précisant avec émotion qu’il pense toujours au Liban et qu’il est à l’écoute de tout ce qui s’y déroule actuellement.

Dans quelle mesure Bernard Pivot vous a-t-il marqué dans votre parcours au sein de l’Académie ?

J’ai bien connu Bernard pendant sept années, durant lesquelles j’ai été un de ses compagnons de table. Il a été juré, puis président de l’Académie. Nous avons passé des années de compagnonnage et de complicité, c’était un homme délicieux, très simple, et curieux de tout. Sa curiosité à l’égard des livres n’a jamais cessé, il était toujours heureux de découvrir de nouveaux auteurs ou de nouveaux textes d’auteurs confirmés. Il y a eu une concordance des temps surprenante, j’ai été élu président la veille de ses funérailles, c’était très émouvant de lui rendre hommage dans un rôle qui avait été le sien.

Dès son arrivée dans l’Académie, Bernard a fait en sorte, avec Françoise Chandernagor, que quelques réformes soient votées, comme le fait qu’aucun juré ne puisse être salarié ou appointé par une maison d’édition. Ce principe a rendu plus honnêtes les débats et les décisions. Il a aussi fait en sorte que les jurés lisent davantage et qu’ils communiquent régulièrement pendant l’été, en s’échangeant leurs notes de lecture. En tant que président de l’Académie, c’est une source d’inspiration pour moi, il était à la fois bienveillant, respectueux de tous, et en même temps ferme quand il le fallait, sans autoritarisme. Son autorité était naturelle, et tout le monde le respectait. J’essayerai dans ma mission d’être à la hauteur de tous mes prédécesseurs, et notamment à la sienne.

Je le taquinais parfois sur le fait que c’était lui qui avait inventé l’écrivain médiatique. Avant lui, il suffisait d’écrire, mais depuis ses émissions, il faut écrire et en plus venir parler des livres, pour faire en sorte que le public ait envie de les lire. Il a fait entrer la littérature dans l’ère médiatique où l’écrivain est devenu une figure. Auparavant, on connaissait très peu les visages ou les voix des écrivains  ; avec Bernard, il y a eu cette popularisation de la lecture par des émissions de télévision. Le revers de la médaille c’est que l’écrivain est devenu quelqu’un qui doit se montrer, et c’est très difficile aujourd’hui de se lancer dans le métier en refusant les invitations médiatiques. Bernard a vécu cette époque où s’est constitué ce double de l’écrivain, avec un corps physique, et un corps médiatique.

Quelle est l’ampleur du Goncourt de printemps par rapport à celui de l’automne ?

Nous avons un pouvoir de mise en avant extraordinaire. À partir du moment où on pose le titre prix Goncourt sur un roman, du jour au lendemain, son auteur et le livre deviennent des évènements. Nous avons conscience de notre mission et de notre responsabilité en mettant en pleine lumière un texte et un écrivain qui, sans cela, auraient pu rester dans une pièce assez confidentielle. C’est un contrepoint médiatique, car ce ne sont pas les médias qui font le Goncourt  ; nous avons, en raison de l’ancienneté du prix et de son prestige, une aura nationale et internationale, et nous essayons d’être les plus justes possibles. Nous n’avons jamais eu la prétention de couronner le meilleur livre de l’année, puisque cela n’a aucun sens, mais nous essayons de travailler avec notre cœur, notre conscience et le résultat est toujours le fruit d’un vote démocratique, ce qui peut être passionné certaines années.

Le Goncourt de printemps existe depuis plusieurs décennies, mais il a moins de retentissement que celui de l’automne, qui est la saison des prix en France. Le pays et les médias consacrent alors plus de place à la littérature pour quelques mois, avec la succession du grand prix de l’Académie française, du Femina, du Médicis, de l’Interallié… C’est la grande fête de la littérature, et l’émotion est intense lorsque l’on dévoile notre première liste de sélection, ce qui n’empêche pas qu’il y ait des prix importants au printemps. Ils sont attendus et très bien accueillis par leurs récipiendaires et leurs éditeurs. Ils permettent parfois de revenir sur des livres parus en automne ou en janvier, qui ont été moins regardés. Les prix Goncourt de printemps jouent un rôle important car ils permettent de suggérer des titres pour les lectures de l’été.

Cette année, nous avons disposé d’un ensemble de premiers romans et de recueils de nouvelles de grande qualité, ce qui est d’autant plus notable que la nouvelle est un peu le parent pauvre en France. Je suis très heureux des lauréats que l’on a choisis, même si beaucoup d’autres livres de notre sélection et hors de notre sélection auraient mérité d’être dans le carré final ou même de gagner.

Comment définiriez-vous l’air du temps actuel en terme d’écriture ?

Nous vivons une époque extrêmement troublée, où les inquiétudes sont de sources extrêmement différentes, en politique intérieure, internationale, avec les conflits en Ukraine, au Moyen-Orient, les problèmes climatiques, la montée des nationalismes, ce qui suscite une forte interrogation de la part des hommes sur le monde. La littérature a toujours été une sorte d’enregistrement d’un état du monde, sur un plan personnel et sociétal, ce que l’on retrouve dans les livres. Les publications actuelles, et c’est ce que les chercheurs du futur pourront observer, montrent comment ces évènements extérieurs nourrissent le fait littéraire et amènent les écrivains à s’en emparer. Dans les publications actuelles, s’exprime également ce qui échappe à la contingence, et qui est un des grand faits littéraires, l’interrogation sur le mystère humain  ; et l’on ne cesse d’essayer d’interroger la nature humaine et ce que l’on est.

Qu’en est-il du lecteur moderne ?

Ce qui est paradoxal, c’est que la planète n’a jamais autant lu qu’aujourd’hui. Chaque jour, la quantité de signes lus est considérable  ; ce ne sont pas forcément des livres, mais des pages numériques, des messages, des mails… L’humanité n’a jamais autant lu et écrit. Pour autant, si on prend le continent des livres, le bilan est différent. En France par exemple, le marché du livre se porte bien, mais en regardant de près ce qui se vend majoritairement, on constate une érosion de la littérature, celle qui se confronte au monde, à l’humain, et qui s’interroge sur la langue, en essayant de la faire briller, jouer, de façon différente. Les textes les plus vendus ne relèvent pas de la littérature à proprement parler, ce sont des romans de bien-être, type feel good novel ou new romance, des mangas, des bandes dessinées… Le lectorat littéraire diminue, et c’est encore plus notable pour la poésie. Si elle continue à vivre avec un nombre important de revues, de publications, de récitals, de festivals, cela reste marginal. Or, la poésie est l’acmé de la littérature, c’est une concentration de problématiques et de beauté en une forme minimale et resserrée. Si le lectorat français en poésie est très réduit, ce n’est pas le cas dans d’autres pays comme au Portugal ou en Hongrie par exemple. En France, on a tendance à penser que les bons poètes sont tous morts, qu’ils appartiennent au patrimoine, et on s’intéresse peu à une poésie vivante, incarnée. Il faut dire que dans les années 60 à 80, la poésie s’est fait un peu de mal à elle-même, beaucoup de poètes ont opté pour une forme aride et détachée de l’émotion première, ce qui a pu créer un effet de rupture.

Quel est votre premier objectif en tant que président de l’Académie Goncourt ?

Mon premier projet est que l’Académie retrouve une forme de sérénité, pleine et entière, et une joie profonde à se retrouver dans le respect de toutes et tous. Nous avons eu des années un peu turbulentes, avec des éléments qui ont créé des frictions. Nous ne sommes que dix, et je souhaite que cette belle assemblée se rencontre tous les mois avec plaisir.

Au mois de mai, l’Académie Goncourt, mais aussi des millions de lecteurs ont eu la tristesse de perdre celui qui a passé sa vie à partager son bonheur de lire, Bernard Pivot. La veille des obsèques de l’ancien président de l’Académie, s’est tenu le vote de son nouveau président, Philippe Claudel, pour succéder à Didier Decoin. Le 14 mai, date des funérailles de Monsieur Pivot, a...
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