Face aux conflits actuellement en cours à Gaza et en Ukraine, deux grilles de lecture semblent s’opposer : l’une soutient que l’ordre international est en train de s’effriter, voire de s’effondrer ; l’autre répond que les relations internationales ont toujours obéi à « la loi de la jungle »… Où vous situez-vous ?
Sans vouloir faire une « réponse de Normand », je pense que ça a toujours été quelque part entre les deux : s’il y a eu l’illusion d’un changement de système vers davantage de multilatéralisme pendant les années qui ont suivi la chute de l’URSS, nous ne sommes pas passés d’une situation irénique dans laquelle tous les membres permanents du Conseil de sécurité travaillaient absolument en harmonie à une situation où ils se bloquent les uns les autres.Depuis la Seconde Guerre mondiale, il y a toujours eu des hauts et des bas, et je ne suis pas certain qu’il y a eu moins de veto au Conseil de sécurité des Nations unies (CSUN) pendant la guerre froide qu’aujourd’hui. En revanche, lors de crises économiques mondiales ou d’envergure régionale, l’ordre international a plutôt tendance à mieux fonctionner parce que devant l’urgence, les pays se mettent à peu près d’accord. Par exemple, le fait que les pays de l’OCDE se soient mis d’accord (en 2021, NDLR) sur la taxation des multinationales et que plus de 140 pays adhèrent à ce système est un succès : qui aurait pu prévoir il y a une quinzaine d’années qu’il y aurait un embryon de fiscalité mondiale ? On ne peut donc pas se contenter de regarder le Conseil de sécurité et dire que tout dysfonctionne : d’une part, on peut se demander s’il a déjà fonctionné convenablement (compte tenu du droit de veto des membres permanents), et d’autre part, l’organisation du monde ne relève pas que des Nations unies…
Vous dites que l’on a vécu une « illusion » lors des années 1990. Le désordre est-il alors l’ordre naturel des relations internationales ?
Je parlerais plutôt de désordre contrôlé, avec des moments où l’on négocie en quête d’un accord. Quand j’entends parler aujourd’hui de l’émergence d’une « diplomatie transactionnelle », cela me choque parce que la diplomatie, c’est par hypothèse le compromis et la transaction.
De même, et avant que vous ne me posiez la question, je ne pense pas qu’il y ait un « Sud global » comme on l’entend beaucoup aujourd’hui : si le « Nord » peut donner le sentiment de fonctionner comme un bloc uni (et cela reste quand même à vérifier), il y a en face des groupes de pays mais pas « un Sud ».
Même si ces pays ont des intérêts très différents – et peuvent même être en conflit –, ne partagent-ils pas quand même une hostilité, ou au moins un regard critique sur l’attitude des Occidentaux ?
Ce n’est pas faux, mais je dis juste que ce n’est pas nouveau. Lorsque j’ai commencé ma carrière, il y avait trois groupes de pays désignés par des lettres : le groupe A, l’Occident, ceux du groupe B, l’Europe de l’Est, et ceux du groupe C, le tiers-monde. Les affrontements étaient permanents entre les trois blocs, et s’il y avait des alliances, c’était plutôt groupes B et C contre groupe A.
Comment expliquez-vous que dans cet ordre international conflictuel, les instances de régulation économiques demeurent assez fonctionnelles ?
J’ai effectivement tendance à penser que les organisations économiques internationales fonctionnent mieux que leurs équivalents politiques. Je constate néanmoins, et c’est l’une de mes plus grandes craintes, que suite à l’invasion de l’Ukraine, il y a une sorte de « pollution » de l’ensemble des instances par les sujets politiques, même quand ces questions ne sont pas de leur compétence. Je m’explique : le FMI se réunit deux fois par an au niveau ministériel pour produire des communiqués. Or depuis l’invasion de l’Ukraine, ces communiqués ne sont pas agréés par l’ensemble des ministres présents mais sont des « conclusions de la présidence », qui exprime ce qu’elle pense être le sentiment commun, du fait de l’impossibilité de se mettre d’accord sur ce qu’il convient de dire sur l’Ukraine ou la Palestine. Et ça, pour le coup, c’est nouveau : s’il est classique que des négociations n’aboutissent pas dans le système politique mondial, ce phénomène a été relativement absent dans la régulation économique mondiale. Et cette « pollution » est le fait de tout le monde : le Nord, le Sud, les grandes puissances veulent désormais toutes que le FMI, la Banque mondiale, l’OCDE prennent position sur les sujets géopolitiques du moment.
Vous avez organisé beaucoup de conférences internationales de donations, que vous avez même appelées « téléthon de pays ». Est-ce un modèle qui fonctionne ?
Je pense en effet que c’est un outil diplomatique nouveau qui ne marche pas trop mal, parce que cela permet d’exprimer l’intérêt d’un ou deux pays leaders puis, derrière, de la communauté internationale. Mais lorsque je dis « téléthon de pays », j’ai bien conscience qu’il y a une différence fondamentale : lors d’un téléthon, on ne demande pas au malade de changer son comportement…
C’était l’objectif de la CEDRE ?
J’ai choisi cet acronyme (Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises) pour répondre au scepticisme extrême manifesté dès le départ par les donateurs, notamment du Golfe. Et il a fallu un grand travail de pédagogie pour expliquer que ce ne serait pas la répétition des exercices précédents, et que cette approche nouvelle allait notamment se baser sur la richesse entrepreneuriale dans ce pays. Mais c’est quelque chose que les autorités libanaises n’ont pas vraiment compris…
La classe politique libanaise n’a fait aucun des efforts demandés et les promesses de dons sont restées des promesses. Avez-vous connu d’autres cas similaires de pays « irréformables » ?
Personnellement et à ce point, non. Mais je crois très sincèrement que c’est aussi un pays où il ne faudrait pas grand-chose – dans le sens de la réforme – pour que la confiance internationale revienne, car cela reste un pays qui attire et qui dispose d’un esprit entrepreneurial reconnu. Prenons l’exemple de l’électricité : plutôt que de constater que ça ne marche pas et de s’arrêter là, tout le monde se met à installer des panneaux solaires… Cela montre que ce qu’il manque ce n’est pas l’esprit d’initiative, mais un minimum d’organisation.
Qu’est-ce qui bloque ?
Au bout du bout, je pense que c’est lié au sentiment d’avoir toujours su traverser les épreuves passées, et que cela arrivera cette fois encore. La résilience, c’est à la fois bon et mauvais : cela permet de ne pas sombrer dans le pessimisme le plus noir dès le premier échec, mais ici, c’est accompagné par le sentiment que le Liban est central pour l’ensemble du monde et que la cavalerie arrivera au dernier moment…
L’évolution de la crise ne donne-t-elle pas un peu raison à cette façon de voir ? En étant provocateur, on a l’impression que la situation est moins grave que ce qu’avaient prévu la majorité des experts et des économistes au début de la crise…
Non, on ne peut pas dire cela : le PIB a été réduit de plus de moitié (le FMI s’est d’ailleurs gardé de faire une estimation pour l’année dernière), les inégalités ont augmenté, le nombre de gens qui sont dans la pauvreté est considérable, etc. Ce qui a permis d’éviter l’explosion totale – en plus de l’aide internationale –, c’est certainement cette capacité de résilience, les solidarités familiales, le rôle de la diaspora qui alimente massivement le pays… Et puis, il y a ici de la ressource humaine, des talents considérables et des entreprises de niche qui créent des emplois... Mais une économie moderne suppose des banques qui fonctionnent et ne peut pas seulement reposer sur le « cash ». Ce pays pourrait être une place financière peut-être même mondiale, en tout cas régionale, il en a les talents. Mais tant que vous ne réglez pas la crise bancaire, c’est absolument impossible.
La classe politique locale pourrait néanmoins se dire : « Puisque ce n’est pas l’apocalypse annoncée, pas besoin des réformes et du FMI… »
Je ne suis pas sûr qu’on avait promis l’apocalypse… Et d’une certaine manière, le Liban a déjà eu les contraintes d’une politique d’ajustement du FMI sans les avantages, c’est-à-dire d’une part les financements extérieurs, et d’autre part la crédibilité internationale. Il s’est ajusté autrement, notamment avec les « haircuts » que les gens ont dû subir sans même parfois en avoir conscience, et cela a permis à l’économie de redémarrer un peu : à partir du moment où vous ne pouvez plus acheter à bas prix tous les produits importés, vous devez vous mettre à produire… Mais cet ajustement est dur pour la population et, pour prendre l’exemple des dépenses de santé, un accord avec le FMI permettra très vite de réduire le prix des médicaments, avec l’appréciation de la livre.
Pourquoi le camp réformiste a-t-il perdu la bataille des récits ?
Je crois que c’est parce qu’il s’est trop concentré sur la réécriture du récit passé : « Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? », « C’est de la faute de qui ? », plutôt que « Quelles sont nos forces, nos faiblesses, dans quels domaines ? ». Prenez la question des audits de la banque centrale : le plus important, c’était l’audit comptable, pas juricomptable. C’était de savoir ce qu’elle faisait et ce qu’elle avait, et pas qui avait pu détourner quoi. Cette question aurait dû être traitée dans un second temps.
Revenons enfin à la situation à Gaza. Emmanuel Macron a déclaré qu’il n’y avait pas de tabou à la reconnaissance d’un État palestinien – que vous appelez personnellement de vos vœux – et qu’il pourrait le faire prochainement. Qu’est-ce qui bloque encore ?
Franchement, je l’ignore. Je pense qu’il y avait un moment à saisir avec les trois États européens (l’Espagne, l’Irlande et la Norvège, NDLR) qui ont franchi le pas cette semaine, ou même avant. Je comprends d’autant moins la réticence française que Paris a voté il y a quelques semaines en faveur d’une résolution pour la reconnaissance de l’État palestinien.
Conclusion : pas de solution miracle de la part des organisations internationales.Il faut revoir les règles de fonctionnement pour davantage d'efficience
09 h 33, le 01 juin 2024