Critiques littéraires Roman

La maison loin du monde

La maison loin du monde

D.R.

Récifs de Romesh Gunesekera, traduit de l’anglais (Sri Lanka) par Marie-Odile Fortier-Masek, Zoé, 2023, 192 p.

En 1994 paraissait Récifs, le premier roman d’un jeune écrivain Sri Lankais de langue anglaise, auteur jusque-là d’un seul recueil de nouvelles. Très remarqué et salué avec enthousiasme par la critique anglaise, finaliste du Booker Prize, Récifs était alors traduit en français par Marie-Odile Fortier-Masek et publié par les éditions du Serpent à Plumes, maison découvreuse de pépites littéraires du monde mais aujourd’hui disparue. Les éditions Zoé viennent tout récemment de rééditer la traduction de l’ouvrage de Gunesekera et de le remettre en circulation, déclenchant à nouveau l’enthousiasme à son propos.

Récifs est l’histoire de Triton, un garçon d’une dizaine d’années installé comme serviteur dans la maison d’un riche scientifique célibataire de Colombo, Mister Salgado, et qui grandit là. D’abord chargé de servir le thé et de balayer, Triton parvient à se débarrasser de la tutelle d’un valet impitoyable et se trouve chargé seul des principales responsabilités domestiques. Il apprend, transforme le travail de maison en un art subtil du détail et de l’organisation et devient surtout, lentement mais sûrement, un grand cuisinier. Seul à servir dans la maison, il vit avec son maître une vie monacale agrémentée par la lecture semi-clandestine de la bibliothèque tout entière de Mister Salgado et de la discrète écoute de ses conversations savantes avec de rares amis qu’il s’agira de séduire en les faisant se lécher les babines. Et lorsque Nili, la maîtresse de Mister Salgado, vient s’installer, l’aparté se fera à trois. Quoique déjà, avec Nili, un équilibre se rompe, le monde extérieur commence à sourdre dans cet univers intime et clos.

Car c’est bien de ça qu’il s’agit essentiellement dans Récifs : d’un monde où la fin de l’enfance et le début de l’adolescence se déroulent dans la sécurité d’un intérieur protecteur et loin des bruits incompréhensibles et violents du monde. C’est dans cet univers que se déroule le passage délicat d’un âge à un autre. La réussite de plats de plus en plus raffinés et délicats, les initiatives culinaires de plus en plus audacieuses sont comme les étapes de la naissance de la vie sentimentale et de la sexualité de Triton. Les premières audaces culinaires sont suscitées par le désir de plaire à Nili, dont l’appétit et la façon de manger sont indubitablement éprouvées par le jeune garçon de manière érotique. Puis, il s’agira de procurer sans fin à la jeune femme des émotions gustatives et d’en recevoir des compliments. Jusqu’au jour où la maison commence à être investie par des hordes d’invités de plus en plus à l’aise, qui viennent jouer, se saouler et rapporter les échos de la vie politique du pays et des bouleversements du dehors. L’harmonie se brise alors petit à petit avant que tout s’effondre.

D’une certaine façon, Récifs c’est la maison sans le monde, à l’inverse du célèbre film de Satyajit Ray. Dans la maison de Mister Salgado, les échos des évènements du siècle ne sont perçus que de très loin. Ils arrivent assourdis, amortis, rendus incompréhensibles par une distance non pas spatiale mais affective. Ils n’intéressent pas. D’ailleurs, Triton ignore tout de Colombo, et du reste du pays où il est né. Ce qui seul compte pour lui, c’est la triade rassurante au sein de laquelle il s’épanouit. Et si cette triade finit par se briser au moment même où l’histoire du pays se trouve bouleversée par des changements radicaux, c’est autant parce que l’accession à l’âge adulte est arrivée, que parce que le monde s’est avéré suffisamment violent et agressif pour briser une espèce d’âge d’or. En ce sens, Récifs apparaît comme un roman extrêmement désenchanté, et Romesh Gunesekera semble vouer aux bruits et à la fureur du monde et à ceux du Sri Lanka une profonde aversion. De ce pays multiforme, ne transparaissent ici que des impressions, celles de couleurs, de parfums et la description subtile de plats piquants et savoureux. L’essence d’un pays, en somme, loin des contingences et des accidents de son histoire.


Récifs de Romesh Gunesekera, traduit de l’anglais (Sri Lanka) par Marie-Odile Fortier-Masek, Zoé, 2023, 192 p.En 1994 paraissait Récifs, le premier roman d’un jeune écrivain Sri Lankais de langue anglaise, auteur jusque-là d’un seul recueil de nouvelles. Très remarqué et salué avec enthousiasme par la critique anglaise, finaliste du Booker Prize, Récifs était alors traduit en...
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