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Un rêve de cinéma

Un rêve de cinéma

D.R.

Si le chemin du paradis commence en enfer, c’est un chemin pavé d’espoirs et de rêves, comme un arc qui irait d’un jardin perdu vers le salut, comme la remontée d’un fleuve mais un fleuve de contradictions dont chaque rive représenterait un choix et une possibilité.

De tous les grands cinéastes américains, Francis Ford Coppola est certainement celui dont l’œuvre est la plus intimement liée à la vie personnelle, à ses hauts et à ses bas. La maison de son enfance baigne déjà dans l’art, dans la musique – son père Carmine est premier flûtiste dans un orchestre symphonique – mais la bande-son de cette époque est celle d’une funèbre beauté, celle de la démence de la Lucia di Lammermoor de Donizetti, de sa folie définitive. Et d’une génération de Coppola à l’autre, cet opéra restera celui de prédilection de la famille. Mais Francis n’est pas le fils préféré, commence par être asocial, contracte la polio jeune et reste longtemps alité. Il avait alors tout le temps de développer sa vie intérieure, ce qui est moins donné aux enfants heureux. C’est probablement ce que Hemingway voulait dire quand il expliquait que ce qui pouvait arriver de mieux à un écrivain, c’était de vivre une enfance malheureuse.

Il y a au moins deux auteurs actuels qui sont en train de changer la façon d’écrire l’histoire du cinéma, et singulièrement celle de Hollywood : Peter Biskind d’abord avec, notamment, son livre séminal paru en 1999 sur Le Nouvel Hollywood (Easy Riders, Raging Bulls: How the Sex-Drugs-and-Rock‘N’Roll Generation Saved Hollywood, paru en français aux éditions Le Cherche midi)  ; et Sam Wasson dont The Big Goodbye en 2019, publié par Carlotta Éditions, sur Roman Polanski et le tournage de Chinatown racontait à merveille les années 70, « les dernières années d’Hollywood », excessives et sauvages, cotonneuses et éthérées, et qui démarre par une phrase qui fait tellement rêver « Sharon Tate looked like California », qu’on pourrait, à la limite, presque immédiatement refermer le livre. L’approche de Wasson est tatillonne et méthodique, toujours basée sur des centaines d’heures d’entretiens, des dizaines de pages de notes qui font de son enquête une investigation particulièrement poussée mais dont le résultat aurait la forme d’un roman, ou même d’un film. Son Path to Paradise enchaîne les scènes et les flashbacks, desquels il ressort un Coppola bigger than life, tutoyant les extrêmes, mais dans le même temps brillant et affable, mêlant art et famille, création et mode de vie, comme sorti d’une autre époque : « He keeps changing. They say you only live once. But most of us don’t live even once. Francis Ford Coppola has lived over and over again. »

Il ressort de la biographie de Wasson un auteur pour qui vivre et créer deviennent la même chose, et dont la vie familiale avec Eleanor (décédée le mois dernier) et ses enfants finit par fusionner avec la production. C’est la fameuse Méthode – cette technique de jeu popularisée par Lee Strasberg dans laquelle l’acteur s’investit corps et âme pour magnifier son rôle – mais qui serait appliquée à la réalisation. Toute la filmographie de Coppola devient alors comme une autobiographie à l’écran, et c’est flagrant dès 1969, dans un de ses tous premiers films, mésestimé et troublant, The Rain People. Quand elle apprend qu’elle est enceinte, Shirley Knight plaque tout du jour au lendemain et se lance dans un road movie sans but, embarquant avec elle toute l’équipe du film d’un État américain à l’autre, respirant le même air que la production dans de beaux et longs plans-séquences et aussi perdue que Coppola lui-même qui, chaque nuit, réécrit les scènes du lendemain. À cette nuance près que le cinéma est, par excellence, une œuvre collective même si, comme dit Walter Murch, le monteur attitré des premiers films de Coppola, « if you had enough time, a single person could actually do a very good job doing everything on a film ».

C’est la dynamique secrète de American Zoetrope, projet utopique, pharaonique, voulant rassembler dans un même lieu les différents corps de métiers cinématographiques, mais plus encore les différents arts et le cinéma. Coppola sort alors d’une séquence particulièrement glorieuse, ayant enchaîné The Godfather, The Conversation, The Godfather II et Apocalypse Now et lance en parallèle ce studio à San Francisco, mais un studio portes ouvertes, un bouillon qui serait dirigé par des artistes. Comme une réponse alternative et nord-californienne à Hollywood. D’abord situé à Folsom Street, puis dans le mythique Sentinel Building dans le quartier de North Beach, on y trouve des acteurs prenant des cours de musique ou de langue étrangère, un Gene Kelly vieillissant côtoyant le jeune David Lynch, ou bien encore Jean-Luc Godard et Michael Powell. Les monteurs y apprennent à réfléchir comme des écrivains et les réalisateurs comme des caméramen. Mais si quelques très beaux succès en salles ne pouvaient pas, à eux seuls, suffire pour financer un tel projet d’émulation collective, celui-ci a eu, comme toutes les utopies, le mérite d’indiquer qu’une autre voie était possible, celle où les artistes prendraient le pouvoir, où les écoles de cinéma bousculeraient le vieux système hollywoodien de cooptation qui avait fait l’histoire de cette industrie, où il fallait commencer en apprenti, puis dans la deuxième équipe ou à la télévision avant d’être promu. Par son ambition démesurée, Coppola aura ouvert la voie à son ami George Lucas avec THX 1138 puis American Graffiti ou encore au Sugarland Express de Steven Spielberg. Tout en restant très proche, Lucas prendra une toute autre voie, celle de la synergie entre Palo Alto, les informaticiens et les gens du cinéma.

Cette folie des grandeurs, touche-à-tout, mêlée parfois à une excentricité à la Howard Hughes, n’aura jamais quitté Coppola, cette façon de faire des films comme la vraie vie, de mêler la production et la création, dans une constante remise à plat et un changement de style permanent, du classicisme des Godfather à la radicalité parfois onirique d’Apocalypse Now, de la facture théâtralisée du sublime One from the Heart au Bram Stoker’s Dracula, construit à la façon d’un antiquaire, avec les effets du cinéma des origines. Et jusqu’à Megalopolis, présenté cette année à Cannes, et dans lequel Coppola a, à nouveau, investi une partie de sa fortune.

Le livre de Wasson rappelle à quel point la fabrique des films est une fabrique de la vie, à quel point tout film est le documentaire de son propre tournage, une plongée dans l’âme de son créateur, mais aussi de ses acteurs et, au fond, de toute l’équipe. Depuis sa naissance, cet art finalement tout jeune n’a eu de cesse de se critiquer, de s’exposer, de se remettre en cause. Ainsi du tournage d’Apocalypse Now, aussi rêvé, cauchemardesque et poétique que le film lui-même : Willard, qui traque le colonel Kurtz, remonte le fleuve jusqu’aux tréfonds de la jungle. Comme dans Homère, Dante ou Conrad, c’est d’abord une odyssée intérieure au fil de laquelle il va à la rencontre de ses fantômes et de ses démons, à sa propre rencontre en fait, pour finir face à face avec lui-même. Walter Murch, encore : « I believe that the secret engine which allows cinema to work, and have the power over us that it does, is the fact that for probably millions of years, we have spent eight hours a day of our lives in a ‘‘cinematic’’ dream state, and so we are completely familiar with this version of reality. » Nous revoilà dans le rêve… C’est qu’il n’y a de paradis que de paradis perdu. Perdu, puis retrouvé.


Si le chemin du paradis commence en enfer, c’est un chemin pavé d’espoirs et de rêves, comme un arc qui irait d’un jardin perdu vers le salut, comme la remontée d’un fleuve mais un fleuve de contradictions dont chaque rive représenterait un choix et une possibilité.De tous les grands cinéastes américains, Francis Ford Coppola est certainement celui dont l’œuvre est la plus...
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