Ce qui nous est propre n’est pas quelque chose que nous avons naturellement en nous, que nous possédons pleinement et sûrement, ou dont nous disposons sans entrave. Rien de plus complexe que le rapport au « propre » – das Eigene, dans les mots de Heidegger. Rien de moins disponible à soi que lui. Ce n’est que par un Ereignis (évènement / avènement) que « nous sommes posés dans » ce qui nous est « propre » – Heidegger joue sur la conjonction, dans le mot Er-eignis, de ce qui dit l’advenir et le propre.
Hölderlin est pour Heidegger la figure même de l’errance allemande du propre et de son avènement dans une poétique de l’exil. La culture allemande, la germanité de l’esprit, est un avènement tardif et improbable qui s’est fait bien des siècles après l’établissement des « propriétés » culturelles française et anglaise. Germania ne se trouve, ne se rencontre et n’advient, dans la poésie de Hölderlin, qu’après le détour de celui-ci par la Grèce et la France (son voyage à Bordeaux).
Notre culture libanaise, dans ses dimensions philosophique et littéraire, élude son propre dès l’origine. À peine a-t-elle réussi à s’inscrire « proprement » au croisement de l’arabité et de l’occidentalité, dans le creuset du rapprochement de l’Islam et du christianisme, que la voilà forcée de migrer, de partir avec juste ce qu’elle a sur le corps. La guerre l’a expatriée par poussées, mettant sur les routes de l’exil, avec l’ensemble des populations libanaises, ses artisans et ses créateurs. L’instabilité politique, la corruption, l’absence d’avenir, les crises répétées ont continué l’œuvre de la guerre, mais sans à-coup, en l’étalant dans le temps et l’imperceptibilité de ses lents écoulements. Le fait est, à la fin, que de sa substance, au pays, il ne reste plus grand chose. Ce qui reste n’est souvent dû qu’à la très haute et très pure vertu – l’incompréhensible vertu, pourrait-on dire – de ceux qui « font de la résistance » à l’exode. Ceux qui veulent maintenir vivante en son lieu propre une libanité qui, aujourd’hui, ne peut faire advenir le propre que par les longs détours de l’émigration polyglotte et multiculturelle.
Les « résistants » ne suffisent plus à l’advenue d’une libanité culturelle qui « fuit » de toutes les fissures de son contenant propre. Le Liban ne se laisse plus approcher, dire, comprendre, projeter sans la référence à ce qui l’a brisé dans le dernier quart du vingtième siècle. Sa dispersion diasporique fait partie de son essence aujourd’hui. Il trouve son propre en elle, par des détours aussi douloureux que ceux que connurent bien des cultures – l’allemande, dont je m’inspire ici, en particulier.
La seule question qui se pose est celle, destinale, du mouvement, dans l’exil et la dispersion, du retour par l’actuation du propre. Si le mouvement vers l’ailleurs et ses altérités n’est pas tendu par une passion du retour dans le propre, tout se perd. La dispersion se fait disparition, et tourne la page de la libanité pour toujours. Celle-ci se couche dans un pli de terre entre mer et montagne, et exhale sans bruit ses derniers souffles.
On observe aujourd’hui dans la diaspora libanaise l’un et l’autre mouvement : celui qui s’anime d’un advenir, dans des œuvres conçues, élaborées et reçues dans les pays d’émigration, de ce qui est encore pensé et senti comme le propre de la culture d’origine ; et celui qui n’a plus d’enracinement dans l’origine, qui se fond dans la culture d’accueil et produit des œuvres qui n’ont de repère qu’en elle. Le premier mouvement perpétue le geste d’Enée qui se charge, après la chute de Troie, de son père infirme, de son fils et de ses mânes, autour desquels il fondera la Troie nouvelle qui rayonnera sur le monde. Le second, même s’il peut être attiré par cette option, n’en a plus les moyens : son sujet est trop imbu de la culture de sa nouvelle patrie, dont il est très souvent natif, pour garder encore un rapport substantiel au propre, à peine transmis au sein d’une famille obsédée par la réussite de son intégration ailleurs.
Le phénomène se voit de manière très marquante sur la ligne d’un partage générationnel. Alors qu’un Amine Maalouf ne peut être porteur que des contenus et des dynamiques intérieurement tendus du propre et ne donner de soi que des productions qui les expriment, les jeunes auteurs qu’il est convenu de qualifier de franco-libanais n’ont à la libanité qu’une relation « flirty » : séductive et fugitive, titillant les thèmes et le rapport à l’origine, sans cependant faire de la culture de l’exil (de la génération de leurs parents) un détour pour aller vers l’avènement authentique du propre.
Pour qu’il en soit autrement de ce côté-ci du partage, il faut que naissent la conscience que le propre n’est pas déficient ou creux, et la volonté, qui devrait se généraliser dans la diaspora, de maintenir vivante, c’est-à-dire de transmettre, la différence qui fait le propre de la libanité culturelle. Les deux pourront ainsi animer la passion du retour : le détour par la dispersion n’est plus une aliénation, mais le processus même de l’appropriation de soi. On pourrait appliquer le même schéma « réditoire » (du retour) à la politique libanaise : le pays résident, avec tous ceux qui y résistent à l’emprise des corrompus et des fanatiques, ne suffit plus à la tâche ; la volonté du vivre-ensemble, qui fait le propre de la libanité politique, ne pourra subsister sans la volonté d’un retour régénérateur de la diaspora vers lui.