Critiques littéraires Récit

Salman Rushdie, bon pied bon œil

Salman Rushdie, bon pied bon œil

D.R.


Le Couteau, réflexions suite à une tentative d’assassinat de Salman Rushdie, traduit de l’anglais par Gérad Meudal, Gallimard, 2024, 270 p.

Après avoir déchiqueté rituellement son corps, les terribles Bacchantes, dépitées de voir Orphée rester fidèle à Eurydice, jetèrent sa tête dans l’Hèbre, un fleuve de la Thrace antique. Mais, contre leur attente, elle continua de chanter avant d’échouer sur plage de la lointaine Lesbos, la terre de la Poésie. Cet épisode de la mythologie grecque est lumineux : il nous montre que l’art, la musique et la poésie en particulier, sont autrement plus forts que la mort.

Certes, un poème ne peut arrêter une balle ni un chant détourner un coup de couteau mais ils ne sont pas pour autant impuissants. C’est grâce à eux que la vérité peut encore être écrite, récitée ou chantée. Salman Rushdie le disait clairement le 13 mai 2022, soit peu après le début de la guerre en Ukraine, lors d’un colloque du Pen Club portant sur la manière dont les écrivains pouvaient répondre à un monde en crise : « Nous pouvons rivaliser avec Orphée et chanter face à l’horreur, chanter sans arrêt jusqu’à ce que la marée s’inverse et que des jours meilleurs adviennent. »

Ce discours, l’écrivain américano-britannique le reprend dans Le Couteau, un récit accompagné de réflexions, qui vient de paraître sur la scène internationale, relatant l’abominable attaque dont il a été victime, le 12 août 2022, dans un des coins les plus bucoliques des États-Unis où il donnait une conférence. Les quinze coups de couteau qu’il a reçus lui ont crevé l’œil droit, manquant à quelques millimètres d’atteindre le cerveau, lacéré le visage et le cou, tailladé une cuisse, percé la poitrine et sectionné les tendons d’une main, des coups en quelque sorte dans la lignée de ceux portés par les Bacchantes à Orphée. Bien que résolument athée, il lui a fallu convenir que sa survie tenait quelque peu du « miracle ».

Une fois à peu près rétabli, mais privé à jamais de son œil droit, c’est l’heure pour lui de revenir en littérature. Celle-ci aura bien des missions à accomplir, pas seulement « rivaliser avec Orphée », mais aussi de le « réparer » des terribles blessures subies à la fois sur le plan physique et émotionnel. « Il était essentiel que j’écrive ce livre : une manière d’accueillir ce qui est arrivé, et de répondre à la violence par l’art. » Autre mission : reconstruire sa vision du monde que l’attentat contre sa personne a également détruit. « Les victimes de violence traversent une crise dans leur compréhension de la réalité (…), note-t-il. Soudain ils ne savent plus quelles sont les règles, ce qu’il faut dire, comment se comporter, quels choix faire. Ils ne connaissent plus la forme des choses. La réalité se dissout et est remplacée par l’incompréhensible. »

Cette violence, il aura donc fallu trente-trois ans pour qu’elle atteigne sa cible, portée par la fatwa de l’ayatollah Khomeini qui aura la puissance d’un missile balistique. Ou plutôt sa cible principale car la sentence de mort ne le visait pas exclusivement mais aussi tous ceux qui entretenaient une relation avec les Versets sataniques. « J’appelle tous les musulmans à les exécuter où qu’ils les trouvent », avait ordonné l’imam peu avant sa mort, faisant de sa fatwa un testament de haine mortifère et éternelle adressé à tous les traducteurs et les éditeurs du livre maudit, sans oublier les libraires. Son traducteur en japonais fut bientôt poignardé à mort, son collègue italien, gravement blessé, son éditeur norvégien, aussi, par balles et l’hôtel où était descendu son traducteur turc fut incendié  ; des librairies furent plastiquées et des émeutes contre l’auteur se terminèrent en bain de sang, faisant des dizaines de victimes.

Avant lui, il y eut la tentative d’assassinat dont fut victime en 1994 l’écrivain égyptien et Prix Nobel de littérature, Naguib Mahfouz, sur laquelle Salman Rushdie revient.

Grâce à la vigilance de la police britannique, l’auteur des Versets sataniques a échappé, lui, à six complots visant à l’assassiner. Las d’être traqué, épuisé nerveusement et physiquement, abandonné par nombre de ses amis, dont d’excellents écrivains, comme John Le Carré ou John Berger, il voulut même un temps faire preuve de repentance et être pardonné par le pouvoir iranien. Quelle illusion ! Ce fut au contraire l’occasion pour l’ayatollah Ali Khamenei, qui avait succédé à Khomeiny, de valider la fatwa de son prédécesseur quand bien, dira-t-il, « Rushdie deviendrait l’homme le plus pieux de tous les temps ». L’écrivain se reprochera longtemps cette lâcheté qui allait se retourner contre lui.

Le Couteau raconte donc minutieusement l’attaque du 12 août 2022 et son face-à-face pendant 27 secondes avec le jeune tueur : « Je vis l’homme en noir foncer vers moi en descendant l’allée située du côté droit des sièges. Vêtements noirs, masque noir sur le visage, il arrivait menaçant et concentré, un véritable missile. » Puis, les quarante-huit heures suivantes pendant lesquelles l’état de l’écrivain était des plus critiques. Le livre revient ensuite sur les opérations chirurgicales compliquées que l’auteur a subies, sa longue hospitalisation, sa douloureuse reconstruction ainsi que sa difficile acceptation d’être devenu borgne : « un homme voit son reflet dans son miroir et n’est pas sûr de se reconnaître. Qui es-tu, demande-t-il au personnage dans le miroir.  Est-ce que je te connais ? Vas-tu à un moment donné redevenir ce que j’étais ou est-ce là le personnage dont je suis désormais prisonnier, ce demi-étranger borgne aux cheveux en bataille ? »

Le livre est aussi une longue déclaration d’amour à sa femme, la poétesse et artiste Rachel Eliza Griffiths, qui sera de tous les instants à ses côtés et jouera un rôle essentiel dans son retour à la vie et la récupération de son image. « J’ai compris, écrit-il, que l’étrangeté de ma vie m’avait placé au cœur d’une bataille entre d’un côté ce que le président Macron avait appelé ‘‘la haine et la barbarie’’ et de l’autre, le pouvoir qu’a l’amour de guérir, de rapprocher, d’exalter. La femme que j’aimais et qui m’aimait était à mes côtés. Nous allions gagner cette bataille. J’allais vivre.  » Et une déclaration d’amitié aux écrivains qu’il a côtoyés et qu’il sent s’éloigner, victimes de l’âge et de la maladie, comme Paul Auster, très présent dans le livre.

Perdure cependant d’un bout à l’autre du récit l’impression que l’assassin, s’il a échoué dans son entreprise à éliminer l’homme Rushdie, a cependant réussi à tuer, sans doute momentanément, cette part de l’écrivain qui était unique, celle qui l’inscrit dans la littérature comme le grand metteur en scène des mythes et des mythologies, l’affabulateur génial, le conteur de cosmologies. Tout ce qu’il raconte dans Le Couteau est intéressant, en particulier, certaines réflexions, la description de l’attaque, son face-à-face avec la mort, et sa légendaire ironie fait mouche. Mais manque quand même à l’appel le Rushdie drôle, spirituel, enlevé, imaginatif. Le Rushdie, héros malgré lui, l’a remplacé.

Dès lors, en cherchant un brin d’humour – singulièrement absent du livre –, on trouve plutôt cette grandiloquence à laquelle il est rare qu’un héros puisse échapper. À preuve cette métaphore de la littérature comme arme de destruction de la violence : « Le langage aussi était un couteau, capable d’ouvrir le monde, d’en révéler le sens, les mécanismes internes, les secrets, les vérités. Il pouvait trancher dans une réalité pour passer dans une autre. Il pouvait dénoncer la bêtise, ouvrir les yeux des gens, créer de la beauté. Le langage était mon couteau (…). Ce pouvait être l’outil dont j’allais me servir pour refaire et retrouver mon monde, pour reconstruire le cadre dans lequel mon image du monde pourrait une fois de plus être accrochée sur mon mur, pour prendre en charge ce qui m’était arrivé, pour me l’approprier, le faire mien. »

Pas facile d’être à la fois écrivain et héros, le second prenant forcément un peu ou beaucoup la place de l’autre. Salman Rushdie a pourtant essayé de s’évader de cette stature de commandeur blessé en imaginant sa rencontre en prison avec son assassin raté pendant une trentaine de pages. Et là, on souffre pour lui tant on ne croit pas un instant à cette fiction qui sombre même dans le ridicule. Mais l’écrivain a trop d’autodérision, d’humour sur lui pour camper longtemps dans une posture héroïque. On attend très vite le prochain roman.


Le Couteau, réflexions suite à une tentative d’assassinat de Salman Rushdie, traduit de l’anglais par Gérad Meudal, Gallimard, 2024, 270 p.Après avoir déchiqueté rituellement son corps, les terribles Bacchantes, dépitées de voir Orphée rester fidèle à Eurydice, jetèrent sa tête dans l’Hèbre, un fleuve de la Thrace antique. Mais, contre leur attente, elle continua de chanter...
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