Premier Latino-Américain dans l’histoire de la Biennale d’art de Venise, le Brésilien Adriano Pedrosa, directeur artistique du Museum de Arte de São Paulo Assis Chateaubriand, a placé cette 60e édition sous un thème lancinant : « Étrangers partout. » Au cœur de notre actualité marquée par le voyage, que ce soit au sens banal d’une mobilité accélérée ou plus tragiquement de la migration, la notion d’« étranger » n’a jamais été aussi universelle. Elle est d’autant plus prégnante à la Biennale de Venise où les artistes qui confrontent et mettent en dialogue leurs œuvres représentent des pays du monde entier.
Une barque inachevée pour un voyage intérieur
Au cœur de l’Arsenale, où se dresse le pavillon libanais à l’initiative de la commissaire et curatrice Nada Ghandour, le passé militaire de la république des doges garde les traces de son expansion maritime. Chantier naval, sa vocation ne rend que plus pertinent le choix de l’artiste Mounira al-Solh, sélectionnée cette année pour représenter le pays du Cèdre, de partager son interprétation personnelle du mythe de l’Enlèvement (ou du Ravissement) d’Europe.
À l’ombre d’une structure conçue comme une ancienne maison libanaise à arcades par l’architecte Karim Bekdache (également auteur de la scénographie), l’interprétation de Mounira al-Solh s’organise autour d’une barque détruite ou inachevée qui occupe l’espace central. Elle va conduire le visiteur à travers un voyage initiatique au-delà des idées reçues et du cloisonnement des genres. Danser avec son mythe, titre de l’installation, annonce l’insolente et joyeuse liberté que va prendre l’artiste pour traiter un thème classique entre tous et mille fois recomposé. Autour de la barque, dans l’espace de 180 m2, s’animent non moins de quarante et une œuvres, entre dessins, peintures, sculptures, broderies et vidéo projetée sur la voile du bateau. Des masques en céramique incarnent les forces conservatrices. Cette multitude de médiums crée une immersion hypnotique qui démultiplie la force du message. Et le message de l’artiste libanaise n’est pas des moindres.
Des fleurs autour des cornes
Le mythe raconte qu’Europe, fille d’Agénor né du mariage de Poséidon avec une mortelle, et de la princesse tyrienne Téléphassa, est repérée par Zeus, le dieu des dieux, ébloui par sa beauté. Ce dernier envoie Hermès guider le troupeau d’Agénor jusqu’à la plage de Tyr où Europe batifole avec ses compagnes. Zeus se glisse dans le troupeau, ayant pris la forme d’un taureau blanc à petites cornes reliées par un bandeau noir. Il est si beau, si doux que, surmontant sa peur, Europe joue avec lui. Elle lui met des fleurs dans la bouche, orne ses cornes d’une guirlande et finit par grimper sur ses épaules sans se rendre compte que, petit à petit, le taureau se dirige vers la mer et s’éloigne de plus en plus du rivage. Zeus, puisqu’il s’agit de lui, la dépose enfin en Crète, dans un bois de saules, où il la viole. Trois fils naîtront de cette liaison forcée. Europe est phénicienne, née en pays de Canaan. Mortelle épouse du dieu des dieux, la terre à laquelle elle donne son nom est un lieu tendu entre Orient et Occident. Du petit bois bordé d’une source où elle a été contrainte, Europe, devenue objet d’un culte populaire, donne son nom à d’autres territoires qui finissent, de proche en proche, par donner eux-mêmes leur nom à tout un continent.
Et si Europe était une manipulatrice ?
Mounira al-Solh va prendre le mythe à contre-courant. L’histoire d’Europe, qui a toujours été racontée du point de vue des hommes, elle va la raconter de son point de vue de femme. Au lieu d’une victime, elle se révèle manipulatrice à son tour. Elle choisit, dit l’artiste, « de promouvoir une relation d’égalité entre les sexes, relisant le mythe avec le regard et la réflexion d’une femme d’aujourd’hui, volontaire et libre. Elle déstabilise le rapport de forces entre le dieu dominant et la princesse dominée. La princesse Europe coopère avec Zeus et le manipule ; c’est elle qui le porte et l’emporte en marchant sur l’eau, elle qui le fait tournoyer dans l’espace au bout de ses pieds, tel un ballon ». Au fil de sa quête, l’artiste pousse à l’extrême la déconstruction des stéréotypes de genre par l’inversion des rôles et des sexes, et notamment en transformant le chien d’Hercule en chienne. « Dans son installation, l’artiste met le présent en correspondance avec la légende de façon inattendue ; elle en propose une lecture alternative, voire inversée, qui autorise la distance critique et l’humour. La quête d’Europe, à laquelle l’artiste nous invite à participer, concourt à l’accomplissement d’un destin féminin délivré des “dieux” – c’est-à-dire assumant, sans les subir, le rôle et la responsabilité des hommes, et désirant une condition paritaire », indique le manifeste.
Une connexion avec le reste du monde
À chaud, au lendemain de l’inauguration du pavillon libanais, Mounira al-Solh se félicite de l’affluence massive et de l’enthousiasme dont celui-ci est l’objet. « Ce travail est centré sur le mythe d’Europe, mais chacun y trouve une interprétation qui résonne en lui. Il y a quelque chose d’universel dans l’ouverture qui est apportée en ce sens, par-delà le mythe en soi, dit-elle à L’Orient-Le Jour. Les visiteurs nous félicitent, expriment leur appréciation et leur intérêt face à ce travail qui trouve un écho avec les événements et conflits géopolitiques en cours. Ils disent qu’il leur ouvre le cœur et leur permet de regarder plus loin. Aucun de ses messages n’est direct, aucun n’est offensant. Il offre une connexion entre les pays méditerranéens et avec le reste du monde. »
« Queer » signifie « étrange »
« L’expression Stranieri Ovunque, explique Adriano Pedrosa, a plusieurs significations. Tout d’abord, où que vous alliez et où que vous soyez, vous rencontrerez toujours des étrangers – ils/nous sommes partout. Deuxièmement, quel que soit l’endroit où l’on se trouve, on est toujours réellement, et au plus profond de soi, un étranger. » De l’étranger à l’étrange, la Biennale est ouverte à toutes les interprétations de l’altérité. « L’étrange qui est aussi familier, à l’intérieur, au plus profond de soi. Selon les dictionnaires American Heritage et Oxford, le premier sens du mot “queer” est précisément “étrange” », explique encore le commissaire de la Biennale.
« Et c’est ainsi que l’exposition se déploie et se concentre sur la production d’autres sujets connexes : l’artiste queer, qui s’est déplacé au sein de différentes sexualités et de différents genres, souvent persécuté ou proscrit ; l’artiste outsider, qui se trouve en marge du monde de l’art, tout comme l’artiste autodidacte, l’artiste folklorique et l’artiste populaire, l’artiste indigène, souvent traité comme un étranger dans son propre pays », poursuit-il. Une problématique dans laquelle l’œuvre de Mounira al-Solh trouve toute sa résonance.
La 60e Biennale de Venise se termine le 24 novembre.
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14 h 49, le 22 avril 2024