Critiques littéraires Roman

Alice : errance aveugle, lumière du monde

Alice : errance aveugle, lumière du monde

D.R.

Il est un fait avéré : la sainteté, au sens que les catholiques entendent à cet état, même si elle est un appel, requiert des précautions depuis longtemps codifiées, pour qu’elle soit finalement reconnue parce qu’incontestable. Le dispositif est long et complexe. L’amour des autres est une lumière pour laquelle la connaissance ne saurait être le levier unique. Et sans doute est-ce par là qu’il peut aussi être considéré comme la nuit opaque, celle qui confine à l’abîme.

Dans son nouveau roman, En Vérité Alice, Tiffany Tavernier parcourt cette topographie mentale floue, à travers l’existence d’un couple en apparence improbable et pourtant si commun. Alice vit avec un jeune homme désigné seulement par la troisième personne. Le roman raconte leur quotidien. Nouvellement arrivés à Paris depuis la ville de M…, ils forment un couple, en apparence. Mais dès les premières pages, les choses sont détraquées : il est autoritaire, passablement phallocrate, manipulateur, plutôt borné, jaloux, et alcoolique, ce qui le rend violent. Et il ment. Alice est une femme sous emprise. Aussi ardue que la déclaration de la cause des saints est la libération d’Alice de l’emprise des autres sur elle. Le lecteur le comprend vite.

Il apprend peu à peu à considérer le personnage d’Alice au-delà de ses appréhensions ou de son apathie, en prenant connaissance de son arrière-plan : des parents divorcés, une sœur plus jeune, Valentine, une enfance dans un paradis perdu au Guatemala, une nourrice essentielle, Ida. Les informations parviennent peu à peu, semblables aux pièces dépareillées de jeux de puzzle, et qui ne font pas sens à la conscience du lecteur. Si lui est cruel, Alice paraît perdue et éperdue d’un amour qui semble pathologique et quelque peu déplaisant.

Voici Alice embauchée par le diocèse de Paris pour classer les documents relevant des causes des saints. Le Sanctorum Mater que lui remet immédiatement Monseigneur Berthet avec qui elle travaille désormais, ne lui est pas d’une aide certaine, la culture catholique d’Alice étant limitée. Le document permet, sinon de comprendre, de suivre le parcours complexe, quoique chronologique, de l’enquête menant à l’identification et la reconnaissance de la sainteté. Alice est chargée de veiller au recueil et au classement de ces pièces souvent éparses et disparates.

Alice commence, prostrée devant le désordre des cartons, à essayer de lire le manuel de la Congrégation. « Dès les premières pages, c’est la valse des mots et des dénominations inconnues : enquête éparchiale, réputation de signes, délégués épiscopaux, censeurs théologiens… » Pour que les mots ne soient plus comme une forêt obscure, Alice a besoin de guides : ce seront les femmes qui travaillent à l’administration de l’église, Anne-So, notamment, ainsi qu’un prêtre particulièrement pédagogue. Mais ce n’est pas simple, quand même : d’abord, Alice est confrontée à l’exceptionnalité de femmes et d’hommes qui ont fait don de leur personne, alors que dans sa vie de couple, chez elle, tout la ramène à la médiocrité de sentiments et d’attitudes, de sarcasmes et d’allusions graveleuses.

Mais aussi parce que le monde lui-même s’effondre, les sociétés se délitent… Alice suit avec inquiétude ce qui se déroule en Afghanistan, en Ukraine. C’est une intranquille, égarée dans un monde désorienté, et qui fait naufrage.

Le récit à la troisième personne est ponctué de bribes de psaumes, parfois recréés, et de passages à la première personne, exprimant les doutes, les réflexions d’Alice, les troubles de sa conscience, ses atermoiements. Il y a alors cet amour sans limite pour l’homme qui a étendu son ascendant sur elle. À chaque crise, chaque fois plus intense, ses proches la dissuadent de renouer. Même la patience du lecteur est mise à rude épreuve, face à ces débordements d’amour qui ne reçoivent que des réponses abjectes.

La dynamique est chaque fois contrecarrée par le consentement d’Alice à ce qu’elle croit être son amour : « Alors qu’il paraîtrait logique de penser que plus une agression est grave, plus la femme a envie de partir, il apparaît au contraire que plus la maltraitance a été fréquente et grave et moins la femme a les moyens psychologiques de partir », écrit Marie-France Hirigoyen qui a étudié de près ces comportements. Le roman est moins pessimiste : Alice élabore le chemin de sa libération par paliers, jusqu’au paroxysme, par où se manifeste la clairvoyance, « puzzle immense de sa domination ».

Que cette libération se manifeste par une descente n’est sans doute pas le moindre avertissement porté par ce roman si juste, et si intense.

En vérité Alice de Tiffany Tavernier, Sabine Wespieser, 2024, 288 p.

Il est un fait avéré : la sainteté, au sens que les catholiques entendent à cet état, même si elle est un appel, requiert des précautions depuis longtemps codifiées, pour qu’elle soit finalement reconnue parce qu’incontestable. Le dispositif est long et complexe. L’amour des autres est une lumière pour laquelle la connaissance ne saurait être le levier unique. Et sans doute...

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