Un jour de printemps, au hasard d’une visite à son oncle qui habite la maison mitoyenne à la maison abandonnée, survient le déclic. L’envie de créer un « espace culturel multiforme, multi conceptuel pas uniquement un café, pas uniquement une galerie d’art » qu’elle caressait depuis des années lui revient. Et si elle transformait illico la maison abandonnée ? Elle lance l’idée à sa sœur qui dit « oui » immédiatement. Michèle est cadre en ressources humaines dans une grande banque libanaise ; après quinze ans de bons et loyaux services, son salaire dévalué est devenu insignifiant. Elle quitte la banque et trouve aussitôt un job de consultance à distance, ce qui lui laisse le loisir de s’investir également dans le projet de sa sœur. Pamela retrousse aussitôt ses manches et commence à vider et nettoyer la maison qui faisait office de dépôt depuis des décennies. Après le premier élagage, vient le tour des travaux plus lourds de réhabilitation. Une équipe est engagée, les sœurs Chrabieh y mettent leurs fonds propres. Huit mois plus tard, l’espace est fin prêt pour accueillir les œuvres d’artistes, de designers, des séminaires autour de l’art et la culture, surtout les beaux -arts – c’est le background de Pamela – ou des passants qui ont juste envie de boire un café dans un cocon et se ressourcer dans le beau et le bon. Il est aussi possible de louer les lieux pour des événements culturels, des ateliers, des rencontres. L’ALBA ne tardera pas à le faire. Le cadre informel séduit tout à la fois étudiants et professeurs.
En premier lieu, Kulturnest a vocation à présenter « des expositions collectives ou solo à caractère inclusif, mêlant des artistes établis et émergents, de sexes et background socio-économiques divers », dit Pamela Chrabieh. L’idée est principalement de soutenir des artistes et designers libanais, mais sont aussi bienvenus ceux qui, sans faire partie de ces catégories, ont aussi des liens avec la région et les thématiques et l’esprit du lieu, orienté surtout sur le travail manuel, le développement durable, le renforcement des arts et artisanats ancestraux et le dialogue des cultures. La première exposition qui a marqué le lancement de l’espace a présenté vingt-deux artistes sélectionnés sur base d’un appel à candidatures, autour d’un thème proposé par la curatrice Pamela Chrabieh : « Unyielding », pour signifier selon elle « inébranlable » au cœur d’une lutte dans nos vies empreintes de solitude et de résilience . Le but de l’exposition est de « rendre hommage au pouvoir de l’esprit humain et à l’épanouissement au-delà de la seule survivance ». C’est ce que la curatrice désigne par « fortitude », le courage, la force intérieure et la détermination à persévérer y compris dans l’adversité, et la capacité à tirer des leçons des traumatismes. Le souvenir de l’explosion du 4 août 2020 n’est pas loin, mais aussi de tout le reste.
L’exposition qui s’est ouverte le 28 octobre dernier et qui continue jusqu'à fin février, compte d’intéressantes découvertes telles que Nada Raphaël, photographe qui capture des busards, une espèce en voie de disparition, protégés dans une réserve secrète au Liban-Nord. La lutte pour la préservation des busards se veut une métaphore de la lutte des Libanais, comme l’est l’œuvre que partage Merheb Merheb qui sketche un poissonnier à Tripoli nettoyant le poisson, reflet des vies libanaises décharnées, récurées ou qui ont besoin de purges. Toufic Melhem, lui, artiste multidisciplinaire rescapé de l’explosion du 4 août, donne à voir une sculpture kinétique représentant une tête qui cogne sur un mur. La photographe Joyce Hatem travaille l’acrylique sur ses photos de Beyrouth après la double explosion au port. Aïda Rbeiz, la doyenne, une octogénaire que la vie a menée loin des siens, propose des collages miniature dont une toile intitulée Répit pendant que Chris Assoury qui s’est distingué dans plusieurs expositions collectives déjà, comme au musée Sursock et à la galerie Tanit, offre une somptueuse toile mixed media, Your Scent, illustrant une cape mauve portée par une structure sans tête. Le lien à la fortitude n’est pas toujours direct, mais c’est le chemin intime, de tout un chacun.
En mars prochain, de nouveaux accrochages viendront orner l’espace de Kulturnest. La curatrice a lancé un nouvel appel à candidatures, sur le thème « Art her way », clôturé le 25 janvier sur les droits des femmes et les questions de genre. Au côté des candidatures spontanées, Pamela Chrabieh pioche dans son propre réseau, fourni, depuis le temps qu’elle évolue dans le milieu, étant elle-même également une artiste visuelle ; les réseaux sociaux font le reste. C’est ce même carnet d’adresses et le bouche-à-oreille qui lui a permis de monter un coin boutique qui propose de belles pièces à prix variés créées par des artisans ou des designers libanais dans la plupart des cas, ou régionaux qui s’inscrivent dans les critères de sélection et l’esprit de la maison. On y trouve notamment des châles et des coussins de l’artiste syro-germano-irakienne Rayya Nizar Salim faits par impression artisanale de tampon de bois, une technique ancestrale des pays du Levant, des cahiers en cuir des frères Salamoun, les sculptures en résine de Marcelle Badine, ainsi que les créations de Pamela Chrabieh elle-même, dont le travail s’inspire notamment de l’iconographie.
Son travail d’artiste visuelle se décline sur différents produits : des toiles hybrides – Pamela travaille aussi les NFT – de sa collection Rise, des tee-shirts et sweat-shirts en édition limitée, des cahiers, des sous-verres, etc. Diplômée à la base en art sacré et en iconographie style byzantin et maronite de l’Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK), elle poursuit sa formation à l’ALBA et se concentre sur la restauration des icônes, pour par la suite développer son propre style qui se détache de l’élément religieux, mais garde le visage iconographique, car « l’icône est un canal entre le monde visible et le monde invisible ». C’est ce qu’elle cherche à relayer. « Mon travail s’est spiritualisé et s’est délesté de la ritualisation pour s’attacher au-delà du religieux, au symbolisme », explique celle qui a également entrepris des études en sciences religieuses y compris un master en relations islamo-chrétiennes et qui s’est beaucoup penchée sur la théologie du dialogue. Les livres d’occasion qu’elle vend dans l’espace en témoigne, car il y a aussi à faire en la matière. L’artiste docteure en sciences des religions et cultures et chercheuse associée à l’Université de Montréal a également enseigné dans plusieurs universités des matières traitant principalement des arts et des religions : USJ, USEK, NDU et Dar al-Kalima, une université palestinienne spécialisée dans les arts et la culture, basée à Bethléem. Pamela Chrabieh y donnait des cours en ligne. Avec cette dernière, elle se mobilisera au lendemain de l’explosion au port de Beyrouth dans le cadre du projet Nabad visant à soutenir les artistes, designers et initiatives et ONG libanaises dans l’art et la culture, touchés par le cataclysme. Le projet Nabad a pris fin à l’été 2021, et avec la guerre à Gaza, on peut craindre pour les projets à venir de cette institution si unique.
Avec le nouvel espace qui est le sien, Pamela Chrabieh pourra maintenant continuer à déployer sa vision, son engagement et son art, et contribuer à celui de ses concitoyens artistes et entrepreneurs créatifs et culturels passionnés.
Un nid est l’arrière-cour pour l’envol… dans la mesure où on ne tire pas dessus.
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