Au cours de la finale de l’US Open en 2005, les commentateurs discutaient sérieusement le fait que Federer puisse être le plus grand joueur de tennis, alors qu’il n’avait remporté que 5 Grands Chelems (6 au terme du match), soit à l’époque bien moins que Borg (11) ou Sampras (14).
Depuis, le débat sur le plus grand joueur de tennis de tous les temps s’est progressivement désisté de toute considération qualitative, pour se réduire à une approche arithmétique et statistique, qui a érigé le nombre de victoires et de records d’un critère majeur, certes, en un critère exclusif, y compris chez la majorité des experts et des journalistes, ceux-là mêmes qui, hier encore, accordaient ce statut à Federer (20) pour le transférer aussitôt à Nadal (22), puis actuellement à Djokovic (24), au gré de l’évolution des chiffres (les chiffres cités dans cet article sont arrêtés à l’US Open 2023).
Limites de l’abstraction mathématique
Sans procéder à une archéologie de l’importance grandissante des chiffres jusqu’à devenir l’unique source de vérité, en tant qu’une des nombreuses conséquences du positivisme, du scientisme et du rationalisme que Martin Heidegger, penseur majeur s’il en est, a fustigés comme « la mathématisation du monde », quelques considérations prouvent facilement leurs limites ainsi que leur potentiel à la dénaturation (éléments développés dans un précédent article pubilé sur le sujet, à voir ci-dessous).
Selon une logique numéraire aveugle, Sampras serait meilleur joueur que Borg, ou Nadal que Federer, ce qui constitue pour le moins une aberration : le succès et la grandeur, la victoire et la manière de l’obtenir, sont deux notions intrinsèquement distinctes, le sport n’étant pas une science, en ceci que les chiffres réfèrent à des réalités, des exploits, des contextes très différents, dont la valeur et la portée sont très variables, et qui d’ailleurs ont sensiblement évolué au fil du temps.
Rod Laver, joueur majeur des années 1960, a avoué que sa génération « n’avait pas pour but d’amasser des titres » ; Borg, joueur essentiel de la décennie suivante, qui mit un terme à sa carrière à tout juste 26 ans, dirait de même. Jusqu’au milieu des années 1990, l’Open d’Australie était rarement disputé, même par les meilleurs joueurs, dont beaucoup ne se rendaient nonplus à l’US Open, de sorte que, pratiquement, seuls 2 ou 3 Chelems étaient disputés annuellement. Sampras, joueur-phare de cette période, est crédité d’avoir popularisé la course aux Majeurs, course que le Big Three (Federer, Nadal et Djokovic) domina d’une manière écrasante, en remportant, à eux trois, 65 Chelems sur les 79 disputés ces deux dernières décennies (l'édition 2020 de Wimbledon a été annulée pour cause de Covid), soit un taux de plus de 80 %.
Le type de tennis influe aussi sur les titres ; il est aujourd’hui bien plus difficile de gagner dans la durée avec le jeu d’un Federer, basé sur l’attaque, la variété de coups et la prise de risque, qu’avec celui d’un Nadal et d’un Djokovic, caractérisé principalement par un jeu défensif de fond du court, qui privilégie la consistance, la patience et la combativité bien plus que le talent brut et la créativité, au point où l’ancien joueur Jim Courrier qualifie le Serbe de « statisticien », tant sa sélection de coups est calculée en fonction de leur haut taux de réussite. La supériorité statistique de la défense sur l’attaque, principe d’origine militaire et applicable à de nombreux sports, l’est parfaitement au tennis.
Même entre joueurs contemporains, où la comparaison de palmarès semble plus fondée, l’examen du contexte, des surfaces et de la concurrence permet, en outre, d’accorder un mérite particulier à chacun. Bien que Nadal ait gagné de grands titres sur toutes les surfaces, son palmarès demeure fortement dépendant de la terre battue, où la vélocité de la balle est assez faible, les rebonds très hauts et très vifs, les effets de balles amplifiés, et la glisse partie intégrante du jeu de jambes, ce qui induit un type particulier de tennis, dont la surface originelle, de référence, est le gazon bien plus rapide.
Si l’actuel record de Chelems détenu par Djokovic paraît globalement très impressionnant, il est nécessaire et judicieux de noter qu’il n’en a remporté que le tiers contre Federer (4) et Nadal (4). Même en y incluant ses victoires sur Murray (5), membre de ce qui s’appela un temps le Big Four, et celle contre le très solide Del Potro, cette proportion ne constitue qu’une grosse moitié, alors qu’il a remporté 10 Chelems contre des joueurs moins expérimentés, qui disputèrent souvent leur première finale contre lui : Tsitsipas (2), Medvedev (2), Tsonga, Anderson, Thiem, Ruud, Berettini et Kyrgios. Réalité bien plus impressionnante, le Serbe a atteint 36 finales sur les 72 Chelems qu’il a disputés à ce jour, soit un taux phénoménal de 50 %.
Sur l’importance historique
L’évolution du tennis actuel, durant le gros siècle (environ 130 ans) de son existence, est scindée en deux grandes époques, selon une summa divisio entre deux types principaux de joueurs, ceux de filet et ceux de fond. Le service-volée, propre aux premiers, constitue la manière naturelle, quasi instinctive de jouer au tennis ; rétrospectivement, les grands joueurs qui représentent les phases d’évolution intermédiaires de ce type classique de jeu offrent donc une contribution technique et tactique limitée (Newcombe, Laver, McEnroe, Becker, Edberg, Rafter…), alors que Sampras, le dernier grand serveur-volleyeur, qui l’a poussé à son plus haut niveau et en constitue l’apothéose, occupe une place de choix l’histoire de son sport, tout en souffrant des limites propres à ce type de jeu, surtout sur les surfaces lentes – aucun des précités sauf Laver n’a remporté Roland Garros – et contre les meilleurs joueurs de fond, de plus en plus athlétiques et puissants ; le service-volée serait dérisoire aujourd’hui contre un Djokovic, un Sinner ou un Rublev.
Une place au moins similaire, au sein du tennis moderne, qui s’est progressivement imposé à partir des années 1970, revient indéniablement à Borg, qui institua une révolution copernicienne technique et tactique, dont les paradigmes reposent sur un jeu de fond du court, une condition physique optimale, une défense et une relance très efficaces, l’utilisation systématique du spin, qui permet des coups à la fois puissants et à haut taux de réussite, un revers joué à deux mains, à tel point que tous les grands joueurs de fond modernes (Connors, Lendl, Agassi, Muster, Hewitt…) peuvent être considérés comme « post-borgiens », y compris Nadal et Djokovic, ces derniers ayant poussé ce type de jeu dans ses derniers retranchements : balles neutralisantes ou gênantes plutôt que gagnantes, longue guerre d’attrition physique et psychique entrecoupée de contre-attaques, selon un schéma tactique qui transparaît dans le temps, avec le déroulement du match, bien plus qu’en termes de pur niveau de jeu. Afin d’y parvenir, ils érigèrent la pratique de leur sport en véritable sacerdoce, où la rigueur de l’entraînement physique et mental, du conditionnement et de la diététique, l’austérité de la vie sociale, la stabilité de la vie sentimentale forment les différentes facettes d’une approche holistique.
Avec Sampras et Borg, Federer occupe assurément le sommet de la pyramide de l’importance historique, son jeu constituant une grande synthèse entre fond et filet, balles au sol et aériennes, soit un tennis total, tridimensionnel, complexe au point d’englober quasiment tous les coups, y compris les plus rares et les plus risqués (demi-volée, volée-amorti, volée en swing, retour-amorti, smash en revers, coups de poignet…), et ce à partir de toutes les positions sur le terrain. Synthèse parvenue à sa pleine maturité durant la dernière phase, encore plus offensive, de sa carrière (2017-2021). Tout porte à croire que ce tennis 3.0, fait de variété et de créativité, constituera le futur encore balbutiant de ce sport, leçon que semblent avoir retenue un Alcaraz imprévisible ou un Kyrgios flamboyant.
Au-delà du sport
Un athlète qui figure véritablement au panthéon de son sport ne peut que le transcender, en en améliorant l’image et l’exposition auprès du public, parfois jusqu’à l’ériger en phénomène culturel et sociétal, plus par sa personne, sa popularité, son apport et son style, la page de légende qu’il écrit au cours de son parcours, que par son palmarès en tant que tel. En ce sens, Muhammad Ali, Diego Maradona, Michael Jordan, plus récemment Usain Bolt et Ronnie O’Sullivan, constituent autant d’exemples archétypaux.
Depuis l’émergence de la rivalité entre Federer et Nadal (2006-2008), le tennis est passé d’un sport de niche, assez bourgeois, à un sport démocratisé et planétaire qui s’est fortement répandu aussi bien dans sa géographie d’origine (l’Occident anglo-saxon) que dans le reste du monde, engendrant ainsi un engouement massif qui a poussé des milliers de jeunes à le pratiquer – dont certains ont rejoint leurs idoles sur les courts –, la naissance de médias dédiés qui le retransmettent tout au long de l’année, beaucoup de nouveaux sponsors à y investir, les principaux tournois à décupler les récompenses financières des joueurs, les pouvoirs publics et les institutions privées à multiplier les diverses infrastructures tennistiques (terrains, clubs, académies…).
Depuis ses débuts, la popularité de Djokovic demeura anecdotique, avant de bénéficier dernièrement du quasi-monopole qu’il occupe depuis la retraite de Federer (2022) et l’absence de Nadal (2023), ralliant un nouveau public obnubilé par ses records, et sensible à son origine (non occidentale), sa communauté religieuse (orthodoxe) ou ses choix personnels (antivaccination).
En dernière instance, le débat sur le plus grand tennisman demeure l’apanage non des experts, entraîneurs ou anciens joueurs, mais des spectateurs et des passionnés, si tant est que le sport constitue en premier lieu un spectacle, une forme particulière d’art gestuel et compétitif. Public qui, selon l’applaudimètre des courts, les pages dédiées sur la toile et les réseaux sociaux, comme selon 19 éditions consécutives du vote annuel organisé par l’ATP (2003-2021), aura élu massivement et durablement le Maestro helvétique, dont même la retraite fut aussi chargée d’émotions que riche d’un grand message sportif et humain, celui de la rectitude, du respect et de l’amitié, surtout entre rivaux.
*Rudolf Daher est avocat de profession, ex-professeur universitaire de philosophie, écrivain, essayiste et joueur de tennis, sport dont il est un avide amateur.