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Sport - Tennis

Trois fois vingt

Contribution au débat sur le meilleur tennisman de tous les temps.

Trois fois vingt

De gauche à droite : Novak Djokovic, Roger Federer et Rafael Nadal, le « Big Three » du tennis. Photo DR

Lorsque Pete Sampras raccrocha sa raquette au lendemain de sa victoire à l’US Open en 2002, il était légitimement assuré de régner longtemps au panthéon de son sport, avec 14 grands titres – son rival André Agassi n’a pu en amasser plus de huit –, à l’instar des grands joueurs des années 1970 et 1980 (Jimmy Connors, John McEnroe, Ivan Lendl, Mats Wilander, Boris Becker, Stefan Edberg). Même le roi Björn Borg, première superstar du tennis, s’est contenté de 11 titres à l’issue d’une carrière fulgurante.

Disputés en sept tours éliminatoires sur trois surfaces différentes (dur, terre battue et gazon), les quatre tournois annuels du grand chelem (Open d’Australie, Roland-Garros, Wimbledon, US Open) sont considérés comme le critère majeur de départage entre joueurs, puisqu’ils se distinguent des autres compétitions par leur prestige historique comme par leur format permettant des matches de plusieurs heures qui laissent très peu de marge aux aléas sportifs.

Quantité et qualité

Jamais le débat sur le classement historique n’aura fait couler autant d’encre qu’aujourd’hui, et pour cause. Les victoires de Roger Federer sur Sampras en 2001 puis sur Agassi en 2005 constituent la dernière transition générationnelle à ce jour. Depuis son premier chelem à Wimbledon en 2003, le « maestro » helvétique n’a cessé de progresser sur la liste des tout meilleurs, au détriment des Rod Laver, Borg ou Sampras, jusqu’à la présider durablement.

Cela fut sans compter sur l’arrivée fracassante de Rafael Nadal, vainqueur à Roland-Garros dès sa première participation en 2005, y enchaînant depuis les victoires jusqu’à être définitivement sacré « roi de la terre battue ». Spécialiste de cette seule surface, l’Espagnol a été plus récemment inclus dans ladite liste grâce à ses sept autres titres sur gazon et sur béton, pour se hisser en 2020 au niveau du Suisse avec 20 Majeurs.

Ayant accédé au circuit professionnel en 2006, Novak Djokovic s’est fait battre à la régulière par le duo précité, jusqu’à révéler sa stature en 2011 en raflant trois chelems sur quatre. Depuis, sa mainmise sur les trophées majeurs est allée grandissante, jusqu’à remporter les quatre Majeurs à la suite entre 2015 et 2016, inversant en sa faveur le score de ses duels contre Federer et Nadal. Sa récente victoire à Wimbledon lui aura permis d’atteindre à son tour le chiffre surréel et mythique de la double dizaine de chelems remportés.

À supposer que le « Big Three » du tennis finisse sa carrière à égalité de grands titres, leur palmarès quantitativement similaire ne permettra pas de les départager, sauf à se rabattre sur d’autres critères statistiques sur lesquels aucun n’a un avantage déterminant. Les chiffres seuls ne peuvent donc rendre justice à l’excellence d’un athlète, sa créativité, sa popularité, son importance dans l’histoire de son sport. À titre d’illustres exemples : Ayrton Senna est reconnu comme le plus grand coureur automobile de tous les temps, malgré ses trois titres mondiaux seulement (Michael Schumacher et Lewis Hamilton en ont glané sept chacun, et Hamilton est en passe de remporter probablement un huitième sacre), Maradona est considéré le génie des génies du football (dont le championnat d’Italie en 1987 vaut tous les titres à lui seul) ou encore Michael Jordan en basket-ball – dont les six titres NBA sont loin de constituer un record.

Cheval, tigre ou pieuvre

Le prisme des chiffres a encore ceci de déformant qu’il tend à égaliser des réalités qualitativement très différentes. Alors que le triumvirat des courts, ainsi mathématisé, laisse supposer des joueurs similaires, leurs caractéristiques de jeu n’ont rien en commun, ou très peu.

Excellent serveur-volleyeur, Federer déploie un jeu offensif total et imprévisible, au filet comme du fond du court, sur base d’un équilibre parfait relayé par un jeu de jambes chorégraphique. Son style aérien, fluide, gracieux lui permet des angles extrêmes, des coups improbables, des frappes anticipées ou en demi-volée qui retirent du temps à son adversaire et lui élargissent les distances, jusqu’à produire des « moments extatiques » où les lois de la physique semblent se tordre et rendre les fans hystériques, selon l’essai fameux de l’écrivain David Foster Wallace. La beauté gestuelle qui s’en dégage, l’absence d’effort visible, son élégance et son raffinement lui ont valu de devenir, et de loin, le joueur le plus populaire et le plus médiatisé. Ambassadeur par excellence de son sport, il perpétue la lignée d’une certaine aristocratie tennistique.

Selon le grand philosophe Gilles Deleuze, Borg est « l’inventeur du tennis prolétarien », joué principalement du fond du court, à partir d’une patience défensive, d’un volontarisme dans l’effort de la relance, d’une condition physique superlative, renvoyant des balles hautes et liftées qui neutralisent l’attaque de l’adversaire puis le poussent à la faute. Ce paradigme de jeu, développé plus tard par Connors, Lendl, Agassi ou Lleyton Hewitt et devenu depuis canon académique, définit celui de Nadal qui le transcende par un coup droit en lasso au lift ravageur, une puissance et une endurance physique herculéennes, une contre-attaque fulgurante à partir de positions désespérées. Il se peut bien que la plus grande contribution de l’Espagnol à son sport soit celle d’une résilience à toute épreuve, d’une détermination inébranlable qui lui ont permis d’inverser bien des parties et de déjouer les pronostics.

Face à l’artiste et au guerrier, Djokovic a dû développer un troisième axe de jeu. Sur le papier beaucoup plus apparenté au second qu’au premier, puisque fondamentalement joueur défensif de fond du court, son retour de service qui jugule les mises en jeu les plus véloces, sa capacité phénoménale à atteindre au plus tôt la balle, donc à la rediriger à souhait, selon des trajectoires profondes, l’ont érigé en joueur extrêmement difficile à battre. Doté d’une souplesse et d’une élasticité extrêmes, produisant très peu de fautes directes, appliquant une pression constante sur l’adversaire, son style et son schéma tactique, moins spectaculaires que ceux d’un Federer, moins intenses que ceux d’un Nadal, n’en sont pas moins efficaces.

Un graphique comparatif représentant l’évolution du « Big Three » depuis ses débuts à nos jours. Photo DR

La dualité rompue

La réflexion d’Anatoli Karpov selon laquelle « les échecs sont à la fois un art, une science et un sport » s’applique volontiers au tennis, considéré par beaucoup comme le sport le plus global. Autant physique que technique, tactique que mental, l’absence de contact entre adversaires n’empêche nullement de le qualifier d’art martial, les raquettes y constituant des épées distanciées par une balle, les joueurs des gladiateurs lâchés dans une arène où l’entraîneur est prohibé et tous les coups permis.

Le public aura longtemps raffolé du duel Federer-Nadal, et fait son choix entre ces deux pôles contrastés. Ce diptyque classique, contrairement à la rivalité Sampras-Agassi ou Borg-McEnroe, s’est vu affublé d’un trouble-fête. Même en s’imposant contre l’un et l’autre sur leur surface de prédilection respective (gazon pour Federer, terre battue pour Nadal), Djokovic ne réussit toutefois pas à leur voler la vedette. Son manque de charisme naturel, son jeu plus technique qu’esthétique, certaines attitudes manquant d’humilité y sont sans doute pour quelque chose. Entre la maîtrise et l’intensité, l’attaque et la défense, la subtilité et la puissance, il n’a pu offrir aux spectateurs une image qui engendre instinctivement leur large adhésion. Une victoire au prochain US Open (en septembre) lui fournira, sur le versant des chiffres, un argument de taille puisqu’il passera en tête avec 21 chelems, en sus du grand chelem annuel, exploit ultime, réputé presque impossible – seul Laver l’a réussi dans l’ère Open (depuis 1968), en 1969. Sans parler du possible Golden Slam (les quatre Majeurs et le tournoi olympique la même année, exploit que seule la joueuse allemande Steffi Graf a accompli en 1988).

Par-delà les préférences personnelles, force est de reconnaître les qualités titanesques de chacun, d’admirer le spectacle grandiose, homérique, sommital que nous offrent depuis plus de 15 ans ces trois formidables machines à gagner qui ont voué aux gémonies des centaines de très bons joueurs, avant de raccrocher, à leur tour, leurs raquettes.

* Rudolf Daher est avocat de profession, ex-professeur universitaire de philosophie, écrivain, essayiste et joueur de tennis, sport dont il est un avide amateur.

Lorsque Pete Sampras raccrocha sa raquette au lendemain de sa victoire à l’US Open en 2002, il était légitimement assuré de régner longtemps au panthéon de son sport, avec 14 grands titres – son rival André Agassi n’a pu en amasser plus de huit –, à l’instar des grands joueurs des années 1970 et 1980 (Jimmy Connors, John McEnroe, Ivan Lendl, Mats Wilander, Boris Becker, Stefan...

commentaires (2)

(suite) C'est un peu comme McEnroe, les coups partent sans qu'il ne donne l'impression de forcer. Sans parler de la pureté de son revers à une main. Cela dit, même si Djokovic est en passe de battre tous les records d'ici deux à trois ans, mon favori est Federer. Je ne me base pas sur son nombre de victoires qui approche le record de Connors mais sur son jeu et aussi sur ce qu'il a apporté à ce sport en 20 ans. Dans les années 70, les matches Borg-Vilas sur terre battue étaient on ne peut plus soporifiques mais ce qui a fait que Borg était le plus grand, hormis ce qu'il a apporté au tennis, c'est qu'il avait un jeu qui s'adaptait à toutes les surfaces. A peine deux semaines après ses victoires à Roland-Garros grâce à ses coups liftés qui assommaient ses adversaires, ils écartait ceux-ci à coups de service-volée sur gazon. Et même s'il n'a jamais gagné l'US Open, il y est arrivé quatre fois en finale. Et puisqu'on parlait de mental d'acier, Borg en était un exemple jusqu'à ses défaites en finales de Wimbledon et US Open 81 face à McEnroe (il faut regarder la demi-finale Borg-Connors de Wimbledon 81). Mais pour revenir aux trois extraterrestres Federer, Djokovic et Nadal, ce qui est absolument exceptionnel c'est que ces trois vieux-là sont toujours là même si la relève pointe enfin de plus en plus son nez et que Federer le quarantenaire s'approche lentement de la retraite.

Robert Malek

21 h 44, le 26 juillet 2021

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Commentaires (2)

  • (suite) C'est un peu comme McEnroe, les coups partent sans qu'il ne donne l'impression de forcer. Sans parler de la pureté de son revers à une main. Cela dit, même si Djokovic est en passe de battre tous les records d'ici deux à trois ans, mon favori est Federer. Je ne me base pas sur son nombre de victoires qui approche le record de Connors mais sur son jeu et aussi sur ce qu'il a apporté à ce sport en 20 ans. Dans les années 70, les matches Borg-Vilas sur terre battue étaient on ne peut plus soporifiques mais ce qui a fait que Borg était le plus grand, hormis ce qu'il a apporté au tennis, c'est qu'il avait un jeu qui s'adaptait à toutes les surfaces. A peine deux semaines après ses victoires à Roland-Garros grâce à ses coups liftés qui assommaient ses adversaires, ils écartait ceux-ci à coups de service-volée sur gazon. Et même s'il n'a jamais gagné l'US Open, il y est arrivé quatre fois en finale. Et puisqu'on parlait de mental d'acier, Borg en était un exemple jusqu'à ses défaites en finales de Wimbledon et US Open 81 face à McEnroe (il faut regarder la demi-finale Borg-Connors de Wimbledon 81). Mais pour revenir aux trois extraterrestres Federer, Djokovic et Nadal, ce qui est absolument exceptionnel c'est que ces trois vieux-là sont toujours là même si la relève pointe enfin de plus en plus son nez et que Federer le quarantenaire s'approche lentement de la retraite.

    Robert Malek

    21 h 44, le 26 juillet 2021

  • Ces trois monstres ont tué deux, voire trois générations de tennismen ! Cela me fait penser aux rivaux d'Eddy Merckx qui ont dû souvent se demander ce qu'ils faisaient là en pleine course alors que le Cannibale était toujours devant. D'ailleurs il y avait deux courses : celle de Merckx et celle des autres qui ont même essayé, en vain, de créer une ligue anti-Merckx, ce qui les poussait à affirmer qu'arriver deuxième derrière le champion belge équivalait à une victoire. En sport il n'y a pas de science précise, le mental l'emporte souvent sur le physique et les comparaisons font toujours débat dans certaines disciplines compte tenu de l'évolution des moyens techniques et des époques. Au tennis, la puissance des coups s'est adaptée à l'évolution technologique des raquettes, de la fameuse Donnay en bois (au grip allongé pour la prise à deux mains du revers) de Borg aux raquettes et cordages high-tech d'aujourd'hui, en passant par la mythique Wilson métallique au tamis rond de Connors, Les amateurs de tennis débattent souvent sur ce sujet : pas de doute, Federer, Nadal et Djokovic sont les trois meilleurs joueurs de tous les temps, mais lequel est LE meilleur ? Puisque les avis sont partagés, je me permets de donner le mien. Je dirais qu'en termes de précision, et bien sûr sur terre battue, c'est Nadal. Côté mental, surtout ces deux dernières années, c'est Djokovic. Quant au style et la beauté du jeu, pour moi il n'y a pas photo, c'est Federer.

    Robert Malek

    21 h 43, le 26 juillet 2021

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