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Lifestyle - Archéologie

Affaire Lotfi : les mosaïques qui seront restituées au Liban sont-elles de vulgaires copies ?

La polémique continue autour de l’authenticité des mosaïques saisies au printemps 2021 par les autorités new-yorkaises dans la collection de l'antiquaire libanais, Georges Lotfi, recherché par Interpol.

Affaire Lotfi : les mosaïques qui seront restituées au Liban sont-elles de vulgaires copies ?

L’affaire est loin d’être terminée pour le collectionneur d'antiquités Georges Lotfi  à l’encontre duquel Interpol a lancé un mandat d’arrêt et publié une « notice rouge » le 5 juin 2023. Le Libanais est accusé par le bureau du procureur de district du comté de New York d’avoir, en 1988, transporté illégalement jusqu’aux États-Unis 24 pièces antiques provenant de Syrie et du Liban, dont neuf mosaïques appartenant au Liban, une sculpture en calcaire de Palmyre et une tête romaine en marbre documentée et archivée sous le numéro E1787 par la Direction générale des antiquités (DGA) libanaise.

Huit des mosaïques saisies dans la collection de ce Libanais originaire de Tripoli par les autorités new-yorkaises seraient des faux « faciles à détecter », ont ainsi affirmé des chercheurs universitaires dont l’archéologue Christos Tsirogiannis, chargé de la lutte contre le trafic d’antiquités auprès de l’Unesco, et Djamila Fellague, maîtresse de conférences en histoire de l’art, archéologie et antiquité à l’Université de Grenoble où elle dirige un programme de recherches sur les provenances de pièces archéologiques. Contactée, cette dernière a réitéré ce constat à L’Orient-Le Jour : « Ceci n’est pas une hypothèse. Il n’y a pas de doute sur le statut de copies. Même si vous n’êtes pas un expert, si vous mettez le faux à côté du pavement authentique, vous voyez à quel point ils sont similaires. »

Ces mosaïques, qui seront restituées au Liban par les États-Unis, seraient donc des contrefaçons inspirées d’œuvres célèbres, largement photographiées par des touristes, disponibles sur internet et dans des publications universitaires. C’est d’ailleurs en voyant les clichés parus dans la presse que le doute s’est instillé dans l’esprit de la spécialiste qui a alors entamé ses investigations. « La recherche de comparaison iconographique m’a rapidement conduite à l’identification des modèles utilisés par les faussaires. Les originaux sont des œuvres bien connues dans des sites archéologiques ou des musées en Sicile, en Tunisie, en Algérie et en Turquie. »

Djamila Fellague détaille par exemple que le pavement représentant le géant anguipède (créature mythologique dont le corps finit en queue de serpent) a été « copié d’une section du panneau de la “Gigantomachie” (combat entre géants) de la villa romaine du Casale, près de Piazza Armerina en Sicile, site du patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1997. Cette mosaïque italienne est célèbre dans le monde de l’archéologie, il était donc très facile de détecter que le Géant était une copie. C’est comme si on faisait une reproduction du tableau de Mona Lisa ! » s’exclame l’experte.

Saisies par l’unité de lutte contre le trafic des antiquités (ATU) new-yorkaise à Jersey City, dans l’État du New Jersey, où elles avaient été stockées par Georges Lotfi, ces mosaïques font ainsi partie de la collection de l'octogénaire qui avait déclaré en septembre 2023 à L’OLJ détenir « tous les documents officiels, même un ordre des Forces de sécurité intérieure (qui) me donnaient droit à toutes les pièces de ma collection », tout en précisant « dont une grande partie sont d’ailleurs des copies ». Il n’empêche que le bureau du procureur de district du comté de New York accuse le marchand d’art d’avoir, en 1988, transporté illégalement jusqu’aux États-Unis les 24 pièces antiques provenant de Syrie et du Liban.

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Des procédés fréquents, utilisés pour vendre des faux

Faisant défiler les huit mosaïques sur son ordinateur en pointant la souris sur la ressemblance totale (ou presque) avec leurs originales, Mme Fellague souligne auprès de L’OLJ que les images des copies peuvent être dans le même sens que celles du modèle ou en miroir, c’est-à-dire tournées dans le sens contraire. C’est le cas pour six des huit copies : la mosaïque du Géant, la mosaïque de Neptune et Amphitrite (une partie des figures), deux mosaïques de processions dionysiaques, deux mosaïques avec une personnification de Saisons. Une seule mosaïque du Liban a inspiré le mosaïste-faussaire : une représentation du dieu du vin, du banquet et du théâtre, Bacchus, issue du musée national de Beyrouth. Mais dans son œuvre, il a comblé les lacunes existant dans la pièce originale.

Les indices distinguant le vrai du faux sont nombreux : sur une mosaïque représentant un cortège de créatures mythologiques accompagnant l’enfant Dionysos sur un lion, un personnage ivre est porté par un dromadaire. « Il est aisé de prouver que le panneau saisi copie une mosaïque à scène dionysiaque qui se trouve à el-Jem, en Tunisie », indique Djamila Fellague, soulignant que « les mosaïques représentant un personnage sur un dromadaire sont rares dans l’Antiquité, il n’y avait donc pas de difficulté pour remonter au modèle original ».

Une autre mosaïque, représentant le dieu marin Neptune et la déesse Amphitrite, emprunte l’essentiel de ses caractéristiques à un original découvert en 1842 à Constantine, en Algérie, aujourd’hui exposé au musée du Louvre à Paris. « Toutefois, comme pour d’autres copies saisies, les mosaïstes au XXe siècle se sont inspirés de différents modèles. Ainsi, pour représenter Neptune, les faussaires ont copié un détail du pavement dit “Le triomphe de Neptune” et les quatre “Saisons” (IIe siècle de notre ère), une des pièces maîtresses du musée national du Bardo, en Tunisie, affirme la chercheuse française. Si dans l’Antiquité, ajoute-t-elle, la représentation de certains thèmes iconographiques étaient communs, les mosaïstes ne reproduisaient jamais la même image. Ils adaptaient le modèle à leurs propres besoins. Sauf exceptions très rares, des images figurées sur deux mosaïques ne se superposent pas et encore moins dans des régions différentes du monde. »

Djamila Fellague relève par ailleurs que les Américains ont articulé leur mise en examen sur cinq arguments, en laissant de côté les indices apportés par l’étude des mosaïques elles-mêmes. Le principal argument avancé pour indiquer qu'il s'agit de pièces authentiques pillées sur un site archéologique au Liban repose sur des photographies de trafiquants (pour quatre des faux). Les autres sont : la saleté, l’existence de deux pièces « orphelines » (orphans), issues en apparence de la même mosaïque, le contexte de guerre civile au Liban (1975-1990) et les provenances opaques. Puisque les pièces sont des copies, selon Djamila Fellague, les photographies seraient alors des documents utilisés par les trafiquants pour faire croire aux acheteurs que les pièces étaient authentiques (il s’agit évidemment de clients qui font peu de cas de la provenance de l’objet). Pour les rassurer encore plus, ils salissent les mosaïques avec de la terre ou lui font subir volontairement une lacune ou dégradation. « Ce sont des procédés fréquents, utilisés depuis des siècles, pour vendre des faux », précise l’universitaire, qui souligne par ailleurs que les faux sont nombreux sur le marché des antiquités.

D’autre part, Mme Fellague rapporte que le document de mise en examen affirme sans le démontrer que « les neuf mosaïques saisies sont caractéristiques de mosaïques de sol créées au Liban du Ier au IIIe siècle après J-C. Ce qui est faux puisqu’il s’agit de copies du XXe siècle de mosaïques du Maghreb, d’Italie, de Turquie ». Et d’autre part, « les photos prises par les trafiquants sont des mises en scène de découvertes ; elles ne prouvent pas un pillage sur un site archéologique et encore moins que celui-ci est situé au Liban ».

En route vers le Liban ?

L’objectif de l’universitaire, qui conduit un programme de recherches pour retrouver les provenances de pièces archéologiques mises sur le marché de l’art, n’est pas d’innocenter un collectionneur (en l’occurrence Georges Lotfi) ni d’accuser l’unité américaine spécialisée dans la lutte contre le trafic d’antiquité dont le travail est ardu et de longue haleine au vu de l’ampleur du trafic. Mais de rappeler que « l’interprétation des vestiges archéologiques nécessite des études et des argumentations scientifiques rigoureuses et nuancées, en faisant appel à des chercheurs investis. L’argumentation doit être irréprochable dans une affaire qui conduit à une mise en examen, une notice rouge d’Interpol et une restitution à un pays », conclut-elle, insistant sur l’importance des comparaisons iconographiques.

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Néanmoins, selon le quotidien britannique The Guardian de novembre 2023, le porte-parole du procureur de New York a réfuté les accusations de Djamila Fellague et de l’archéologue Christos Tsirogiannis, affirmant que des spécialistes en art ont certifié l’authenticité de chaque pièce et en ont estimé le prix. « Pour que ces antiquités puissent être rapatriées, un tribunal a dû évaluer nos preuves, qui comprenaient une analyse d’experts sur leur authenticité et des détails importants sur la façon dont elles ont été trafiquées illégalement. Le tribunal a conclu, sur la base des preuves – que ces personnes n’ont pas – que les pièces sont authentiques », a rapporté le média anglais.

« À ce jour, nous n’avons vu que les photographies et nous préférons attendre de les récupérer pour juger si les pièces sont fausses ou authentiques », confie à L’OLJ un responsable du ministère de la Culture qui a requis l’anonymat. « Dès leur réception, elles feront l'objet d'une étude scientifique rigoureuse », a-t-il expliqué. « Je suppose toutefois que ces mosaïques présentent des fragments anciens, même si des parties ont été librement complétées par les faussaires dans le seul but de les vendre. Nous préserverons alors les fragments historiques comme nous l’avons déjà fait avec la mosaïque de Bacchus exposée au musée national de Beyrouth, avec toutes ses dégradations. »

La consule générale du Liban à New York Abir Taha Audi a réceptionné les mosaïques. Concernant la date de leur rapatriement à Beyrouth, le même responsable signale qu’« il reste encore à gérer la logistique de leur transport, ensuite le ministre de la Culture décidera de la date de leur expédition ».

NDLR : Les documents visuels sont fournis par Djamila Fellague, maîtresse de conférences en histoire de l’art, archéologie et antiquité à l’Université de Grenoble.

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