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Culture - Reportage

Voilà pourquoi les passionnés de lecture ne s’arrêteront pas de lire pour cause de crise

Les initiatives autour des livres d’occasion font florès pour servir des lecteurs assoiffés et de moins en moins nantis. Tour d'horizon non exhaustif de ces cercles de passionnés du livre.

Voilà pourquoi les passionnés de lecture ne s’arrêteront pas de lire pour cause de crise

La librairie al-Halabi propose des livres de seconde main comme des nouveautés. Photo al-Halabi Bookstore

Les passionnés de lecture ne s’arrêteront pas de lire pour cause de crise, en tous cas pas à cause de la baisse de leurs finances. S’il y en a beaucoup qui se sont arrêtés de lire ces temps-ci, c’est parce qu’ils disent avoir perdu la capacité à se concentrer, les considérations sécuritaires et matérielles prenant le dessus. Il suffit cependant d’arriver dans une de ces oasis du livre usagé - ou pas - pour être happé par le pouvoir de la littérature et des lettres. Dans ces livres de papier, il demeure un mystère que l’on ne saurait percer et qui souvent redonne vie. « L'instant présent s'écaille telle une vieille peau/Nous atteindrons par contre la dimension du vent/ Avec ce paysage qui dort au fond des mots », écrivait Nadia Tuéni dans Jardinier de ma mémoire.

 On la retrouve justement en beauté et de façon inopinée à la bibliothèque municipale de Sin el-Fil sur une étagère, entourée de Michel Chiha et de Jorge Semprun. Comment ne pas vouloir les embarquer tous les trois ? Cet antre du livre, tout comme d’autres bibliothèques ou librairies de livres d’occasion, réserve aux lecteurs bien des surprises. Au-delà des bibliothèques municipales, à découvrir, les nouvelles initiatives sont souvent de belles histoires car ce sont celles de passionnés, qui même en solo et souvent sans savoir si leur affaire est rentable ou pas, y vont de toute façon. « C’est pour mes nerfs et pour le souvenir de mon mari que je le fais », dit Mme Pierre Harfouche, qui a rouvert la bibliothèque À l’affiche, à Achrafieh (secteur Aazariyé).


Une coin de la librairie À l'affiche. Photo DR

À l’Affiche a commencé en 1990 avec un lecteur passionné, feu Pierre Harfouche, qui y avait apporté ses propres livres. Pendant trente ans, au coin de cette rue résidentielle derrière Aazariyé, à Achrafieh, la bibliothèque a eu ses clients, pour la plupart des dames. Quand il décède en 2020, l’enseigne ferme ; pour rouvrir trois ans plus tard grâce aux bons soins de son épouse, qui vous accueille avec toute la douceur du monde. Car un libraire ou un bibliothécaire, c’est aussi cela, à l’instar des livres, une certaine qualité d’accueil. Mme Harfouche rentre de Paris avec les dernières parutions comme le dernier Goncourt, Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea, L’Odyssée du Sacré de Frédéric Lenoir, Triste Tigre de Neige Sinno. Le lecteur y a accès pour le modique abonnement annuel de 10 USD et 50 000 LBP de location pour les livres de 2022-2023 contre 20 000 LBP pour ceux plus anciens. À l’Affiche, les livres qui tapissent les murs de deux grandes pièces sont classés par auteur et année de parution, les Musso côtoient les Modiano, Amin Maalouf et autres romanciers. La bibliothèque assume son franc positionnement francophone. Les clients sont pour la plupart ceux de toujours, qui ont pris de l’âge maintenant mais qui continuent à faire le déplacement, venant même d’autres régions pour s’approvisionner ici. Mme Harfouche observe cependant qu’« il y a dans tous les cas moins de gens qui lisent ; et (que) ceci n’a pas de rapport avec la crise puisque le prix des livres n’a pas varié chez elle ».

Proximité et convivialité

C’est l’esprit de proximité et de communauté qui fait que ces lieux perdurent et qu’ils ont leurs aficionados. C’est ce même esprit que Lana Halabi a instillé au Halabi Bookshop, dans le quartier de Kaskas, en prenant la relève de son père. Idem chez Farfouille by Chiraz à Naccache et Chez Marcelle, dans le quartier de l’hôpital Saint-Georges.


Lana Halabi, elle, a laissé tomber son poste chez un géant du prêt-à-porter pour se dédier au développement de l’entreprise de son père. Venant du monde corporate, elle voit le métier d’un point de vue commercial et non seulement affectif. Elle s’inspire d’une étude parue dans la Harvard Business Review sur les librairies indépendantes aux États-Unis et met les bouchées doubles, capitalisant sur les nouvelles technologies pour redynamiser la librairie. Elle crée une communauté, qui se manifeste notamment lors des book clubs qui se tiennent in vivo, une fois par mois. Halabi Bookshop est suivi par 23 000 personnes sur Instagram ; «non pas des followers anonymes mais des individus qui connaissent réellement le lieu et qui font réellement partie de la communauté», observe Lana Halabi. La librairie dispose d'un fonds de livres usagés en anglais et en arabe essentiellement. « Au Liban, nous nous basons principalement sur les donations individuelles », dit la jeune libraire ; « il n’y a pas de thrift stores (friperies, NDLR) comme aux États-Unis pour le repérage de livres ; et pour faire venir des livres des États-Unis, du Canada ou du Royaume-Uni, les frais de transport et les tarifs douaniers au Liban sont dissuasifs ». Elle souligne qu’elle «continue à vendre plus de nouveaux livres que d’anciens, maintenant que les salaires sont dollarisés » et attire aussi l’attention sur le marché de la contrefaçon qui fait florès avec la crise : « Beaucoup de faux proviennent de Turquie, de Syrie et d’Iran ; parce que personne ne les poursuit. Par exemple, (l'éditeur britannique) Penguin engage des poursuites ailleurs, mais pour le quelque millier de lecteurs d’ici, ce n’est pas la peine. »

Pour contenir ce problème des fausses copies et s’adapter à un public aux ressources limitées, de nouvelles initiatives ont vu le jour dans des pays voisins, tel que le partenariat de Dar Kalimat, une maison d’édition koweïtienne, avec une maison d’édition égyptienne pour vendre moins cher en Égypte.

Si le digital a permis à Halabi Bookshop de toucher un public très large, « la plupart des ventes, 53 %, se font encore en librairie, affirme Lana Halabi ; 24 % en ligne et 11 % sur les marchés ». Les clients viennent des quatre coins du Liban : de Nabatiyé, de Tripoli et de Rabieh… mais aussi de la diaspora arabophone qui n’a pas accès aux livres en arabe à l’étranger ; notamment depuis la fermeture de la librairie as-Saqi, à Londres. Pour 4 dollars de frais supplémentaires, Halabi Bookshop livre aussi loin que le Akkar ou le Sud-Liban. C’est également le cas pour Farfouille by Chiraz, une librairie qui a elle aussi développé un intuitu personae très fort avec ses clients qui viennent de Tyr, de Jbeil et d’ailleurs. Chiraz Tabbal Zirka se lance en 2017 avec une page Instagram et Facebook. Ce sont ses propres livres dont elle ne savait pas quoi faire – elle manque de place – qu’elle commence par vendre dans des marchés tels que le Bookyard (le désormais célèbre et très couru souk du livre de Jbeil). « Notre cheval de bataille, c’est le français et les livres pour enfants, les romans, politique, historique, spirituels », indique Chiraz Tabbal Zirka. En avril 2020, de plus en plus mordue par son affaire, elle ouvre sa librairie de livres d’occasion à Naccache. Elle continue à vendre sur place ou par service de livraison. Sur sa page Facebook par exemple, on pouvait trouver récemment ces annonces : Malek Chebel. La féminisation du monde. Excellent état, 12$ ; Hareth Boustani. Le Liban aux sources de l'humanisme, Parfait état. 12 $ ; Khamsine par Jocelyne Awad. Un roman poignant de vérité. Très bon état. 10$ ; Georges Schehadé, Le Voyage. Pièce en 8 actes. Bon état 8 $. « Le prix est la moitié du prix initial du livre neuf s’il est en bon état ; sinon c’est 35 %- 40 % du prix initial », précise-t-elle. En plus des donations de lecteurs qui, pour la plupart, « n’avaient plus assez de place chez eux », Chiraz Tabbal Zirka se fournissait sur les marchés en France. Celle qui a été prise par le virus du livre et qui se nourrissait de l’échange avec les clients, de pouvoir leur faire plaisir, leur trouver tel ou tel livre, leur recommander une lecture ; celle qui confie qu’elle ne pouvait même pas se poser quand elle prenait un stand au marché des livres à Jbeil tant elle vendait, est atterrée par les effets de la crise : « Avant, les francophones passaient prendre dix livres, maintenant, c’est seulement un ou deux. ». Elle-même avoue n’avoir pas le même entrain à la lecture au regard de la situation actuelle dans le pays. Elle suit néanmoins avec intérêt encore ce qui se passe dans son créneau et fait mention de groupes WhatsApp de livres d’occasion dans différents centres du pays, y compris notamment à Tripoli.

À Barzakh, la musique côtoie souvent les rayons bien fournis de livres. Photo Facebook Barzakh

Barzakh a ouvert après l’explosion au port de Beyrouth en septembre 2021, un accueillant et vaste café librairie, à Hamra, au-dessus de l’ancien symbolique café Horse Shoe. La collecte de livres avait commencé longtemps auparavant avec Jad Ghazaly, cofondateur et gérant de l’espace livre de Barzakh, qui recevait aussi bien de petites donations de 3-4 livres tout comme des donations de 250 ouvrages, le plus souvent à l’occasion de décès dans une famille ou de départs pour l’étranger. Le fonds comprend désormais des dizaines de milliers de livres et de revues, explique-t-il. « Nous sélectionnons ce que nous gardons et redonnons parfois à d’autres revendeurs », dit-il. Parfois, nous recevons une collection d’un genre spécifique, comme celle cédée par un professeur de philosophie. Les gens trouvent parfois des joyaux ici ». Chez Barzakh, on trouve des ouvrages en français, en anglais et en arabe. Le prix des livres varie de 0,5 $ à 2$, et certains livres rares ou anciens sont vendus entre 80$ et 100$ selon l’état du livre. La particularité de Barzakh est de proposer aussi bien des classiques anciens et d’occasion, des ouvrages neufs sur des sujets très précis comme de « nouveaux livres d’éditeurs arabes indépendants, des revues à l'instar de Mizna, un magazine américain, créé par des Arabes et des Blacks et qui se concentre sur la littérature décoloniale et des thématiques Blackswana », explique encore Jad Ghazaly. Il évoque également le combat pour poursuivre cette activité dans la période actuelle : problèmes de budget pour les acquisitions, les expéditions et difficulté de communiquer avec les éditeurs arabes indépendants. « Dans ce climat économique, difficile depuis 2019, la poursuite de cette activité est un défi car nous savons que les personnes n’ont pas de pouvoir d’achat. Certains viennent et lisent sur place», conclut Jad Ghazaly.

Une caverne de trouvailles

Arc Avenue, le dernier-né d’arcenciel au centre Galaxy, boulevard Camille Chamoun, veut proposer une formule similaire. Ce grand espace en sous-sol ressemble à une caverne d’Ali Baba dans laquelle on ignore ce que l'on va trouver mais il semble que l'on y déniche des pépites : des meubles, des bibelots, des vêtements, des produits du terroir et, au fond, des livres, plein de livres. Dénichés récemment, par exemple, Le roman vrai de la crise financière d’Olivier Pastré et Jean-Marc Sylvestre ; Le sourire de Sarah Bernhardt d’Anne Delbée ou encore Maître Pharès, un recueil hommage à Pharès Zoghbi. À côté du coin livres, est installé un café style « cafète », pour éventuellement commander une boisson, feuilleter les livres et potentiellement en acheter. Les prix varient dans une fourchette de 50 000 LL et 100 000 LL. Les revendeurs individuels sont nombreux à venir de loin s’approvisionner chez arcenciel afin de revendre leurs acquisitions via Instagram ou en direct dans leurs villages. Les initiatives similaires, que l'on ne peut pas toutes évoquer ici, abondent, comme chez Aaliya's Bookshop, à Gemmayzé, qui propose des livres d’occasion, les bibliothèques municipales Assabil dont le fonds est d’une grande richesse, la médiathèque de l’Institut Français ou pour qui lit le castillan, la belle bibliothèque de l’Institut Cervantès et son accueillante bibliothécaire, ou encore, sur les réseaux sociaux, une page telle que celle de Marie-Joelle Naim Zraick, Les livres bradés, au profit de l’association de Secret Heart.


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Les livres d’occasion voyagent sur le territoire et les lecteurs avec eux, tissant une toile invisible entre ce cercle de passionnés qui redonnent une nouvelle vie à ces ouvrages. Mais qui était le récipiendaire de telle dédicace très personnelle, de Vénus Khoury Ghata, de Jocelyne Awad ou autres, retrouvés parfois dans ces livres ? Qui était le propriétaire initial des livres de Michel Chiha, Nadia Tuéni et Jorge Semprun ? Est-il encore de ce monde ? Si oui, pourquoi se serait-il délesté d’un tel trésor ? Aurait-il quitté le pays ou bien, s’il a rejoint l’autre rive, n’avait-il pas de descendance ? Les livres d’occasion qui circulent de main en main, chargés de mémoire, favorisent le déploiement de l’imaginaire et des liens, et sont les porteurs d’une certaine continuité c’est-à-dire d’un champ du possible encore, dans des temps d’interruption et de fragmentation.

Les passionnés de lecture ne s’arrêteront pas de lire pour cause de crise, en tous cas pas à cause de la baisse de leurs finances. S’il y en a beaucoup qui se sont arrêtés de lire ces temps-ci, c’est parce qu’ils disent avoir perdu la capacité à se concentrer, les considérations sécuritaires et matérielles prenant le dessus. Il suffit cependant d’arriver dans une de ces oasis...

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