Critiques littéraires

Dutronc raconté par Jacques

Plus sensible que cynique et bien plus bosseur que dilettante, Jacques Dutronc se révèle avec pudeur et humour dans ses mémoires parues au Cherche-midi. Et moi, et moi, et moi est la très bonne surprise éditoriale de ce début d’année. Dutronc se livre enfin.

Dutronc raconté par Jacques

© Stephane Mahot

Un peu plus de 200 pages en tout, mais pas de gras et pas de remplissage. Que du bon ! Dutronc a peaufiné sa matière pour que 80 ans de vie et 60 ans de carrière tiennent dans un bouquin bien troussé.

Il aurait pu en faire des caisses et ramasser ses souvenirs à la pelle, rouler un peu des mécaniques et user du name dropping. Il n’en fait rien. Dutronc, monument national qui se cache derrière ses lunettes de soleil et ses volutes de cigares, a choisi la concision pour se raconter. Ce qui n’exclut ni l’émotion, ni la pertinence.

Comment se raconte Dutronc ? En toute simplicité. Sans fard et sans triomphalisme. Comme un gars conscient d’avoir su saisir sa chance au début des années 60 et l’avoir cultivée le reste du temps. La grande force de Dutronc, c’est qu’il est tellement suspicieux à l’égard du star-system qu’il n’a pas eu à se travestir ou à bouger d’un iota pour s’adapter au fil des années. Il a fait du Dutronc, marque de fabrique déposée, spécialité française, entre goût de la gaudriole et mélancolie rentrée.

Voici un petit gars pas trop sot et pas arrogant pour un sou qui a compris que l’esprit du temps se dévoilait mieux à bas bruit que dans la cacophonie des opinions bruyantes. Et ses chansons : « Et moi et moi, et moi » (couplet individuel à l’ère de la mondialisation), « C’était un petit jardin » (complainte d’un Paris disparu) ou « L’opportuniste » (satire politique en mode mineur) de s’être imposées immédiatement dans le paysage de la chanson. Comme si l’esprit français fait de bon sens et de goguenardise, l’esprit de Sganarelle, de Figaro, de Rouletabille ou d’Arsène Lupin n’attendait que lui pour perpétuer sa tradition. « On a dit que j’étais de droite parce que j’avais les yeux bleus. Mais je n’ai jamais pris position pour tel ou tel candidat  ; je ne connais que la position couchée, celle du tireur, comme à l’armée. »

Jacques Dutronc déroule ses souvenirs. Une enfance qui fut heureuse – il en a conscience – au 63, rue de Provence dans le IXe arrondissement. Ni grand bourgeois, ni prolo, dans la famille on aime se réunir le dimanche, bien manger et jouer de la musique. Jacques tapera très vite sur des casseroles avant de s’intéresser à d’autres instruments. « Mais je me méfiais du piano : un instrument à cordes dont on ne voit pas les cordes me paraissait suspect », dit-il. À cause « d’une saleté de maladie » qui l’oblige à garder le lit au moment de l’adolescence, il découvre la guitare. « Cette année-là, je suis devenu le meilleur guitariste du quartier. Forcément, je ne pouvais rien faire d’autre et du fond du mon lit je jouais quatre heures par jour. »

Une fois remis sur pieds, la grande aventure commence. Elle débute près du square de la Trinité, autour d’une bande de jeunes gens. Il y a là un garçon qui s’appelle Jean-Philippe Smet et qui habite à deux pas chez sa tante, rue de la Tour des Dames. C’est Johnny. Dutronc confie à son propos : « quand il arrivait, tout le monde s’arrêtait. Je l’ai toujours trouvé impressionnant, plein de charme. Je n’ai pas été surpris par son succès, qui a été immédiat : il semblait programmé pour la gloire. » Et bien vite un autre garçon nommé Claude Moine, alias Eddy Mitchell. Dutronc a 16 ans mais entre ces trois-là, c’est pour la vie. Jeunes gredins avant que d’être veilles canailles.

Ni blouson noir, ni yé-yé, ni beatnik, ni crooner (il a évolué sur ce plan-là), c’est par un esprit de dérision un brin potache que Jacques Wolfsohn, producteur chez Vogue qui l’a pris comme assistant, le fait enregistrer. Avec son costume de comptable, ses cheveux bien peignés, ses yeux bleus, sa moue généreuse, Jacques Dutronc prend l’air du temps à revers. Surprise : tout le monde adore. Les Français se sont reconnus en ce Bibi Fricotin. « Et moi, et moi, et moi » est le succès de 1966. Sa carrière est lancée.

Avec une grande élégance et le souci du mot juste, Jacques Dutronc égrène les souvenirs. Ce sont des années de tournée en province, des frasques insensées, la rencontre de Françoise Hardy, l’amitié avec Gainsbourg, l’arrivée de Thomas son fils. Dutronc fait un temps une pause avec la chanson. Parce que d’autres y croient pour lui, il entame une carrière d’acteur. Il tourne sous l’œil de la caméra de Zulawski, de Godard, de Chabrol, de Sautet (avec qui il est apparenté) et bien sûr de Pialat. Il obtient le César du meilleur acteur pour le rôle de Van Gogh. « L’idée, c’était de monter dans un petit village, la vie d’un gars ordinaire, qui perd pied et qui s’enfonce. »

Et puis il y a la Corse, le village de Monticello, son refuge depuis 40 ans. « Je touche la terre de mes mains. Je m’occupe de la nature et des animaux. Le monde muet me va tout à fait. » C’est un Dutronc plus secret que l’on découvre : un homme qui s’occupe de son jardin en compagnie d’une cinquantaine de chats qu’il a adoptés. Qui scrute le ciel. Cet homme-là, ermite non hermétique, se rattache à la figure d’un Rousseau ou d’un Paulhan, autre branche du génie français.

Et moi, et moi, et moi de Jacques Dutronc, Le Cherche-midi, 2023, 224 p.

Un peu plus de 200 pages en tout, mais pas de gras et pas de remplissage. Que du bon ! Dutronc a peaufiné sa matière pour que 80 ans de vie et 60 ans de carrière tiennent dans un bouquin bien troussé.Il aurait pu en faire des caisses et ramasser ses souvenirs à la pelle, rouler un peu des mécaniques et user du name dropping. Il n’en fait rien. Dutronc, monument national qui...
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