Le Château des Rentiers (éditions de l’Olivier, 2023) est le nom d’une rue, celle où habitaient des grands-parents immigrés, venus d’Europe de l’Est. Dans leur immeuble, Boris et Tsila se sont installés avec leurs amis d’exil et ont inventé une vie en communauté ; ils évoluent et vieillissent dans les souvenirs et dans la joie, sous le regard attentif et séduit de leur petite-fille. Devenue adulte, la narratrice se réapproprie ce qu’elle considérait comme une utopie, et interroge l’enfance mais aussi, les parcours et les rêves de ses ancêtres, dans un croisement temporel permis par une écriture investigatrice nourrie de mots, d’expériences sensorielles et d’imaginaire. « Vieux au château des rentiers, était synonyme de temps. Non pas du peu de temps qu’il reste, mais du temps dont on dispose pour faire exactement ce que l’on a envie de faire. »
Les trajectoires se font écho d’une génération à l’autre, d’une rue à l’autre, et les indices onomastiques sont des sortes de sésame qui éclairent un passé aux zones d’ombre multiples. En filigrane, se dessine la question de la transmission de la Shoah, du silence qui l’entoure, et de l’innommable.
Au fil de l’écriture et de la fréquentation mentale et affective de Boris, Tsila et leurs compagnons de fortune dans une tour du XIIIe arrondissement, la narratrice ébauche le projet d’une vieillesse de colocation joyeuse, dans la lignée des phalanstères, associée à la sensation d’un ancrage réconfortant dans le temps. « Dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, je renferme en moi, dans ma mémoire, ma mère telle qu’elle fut, elle qui dans sa mémoire, renfermait ma grand-mère telle qu’elle avait été, et ainsi de suite. »
Dans quelle mesure l’onomastique est-elle un axe déterminant dans la construction du récit ?
Cette approche est essentielle dans mon travail : je fais confiance aux mots, et j’ai l’impression que c’est dans les mots que je vais trouver la vérité. Lorsque je parle de mener une enquête, je ne me rends pas sur les lieux, mais j’écris, comme s’ils allaient trouver la solution. J’ai du flair pour cela, et cette méthode fonctionne pour moi. C’est aller plus loin que le livre : après sa publication, un lecteur m’a fait remarquer lors d’une rencontre que la rue du Château-des-Rentiers était la seule à se nommer ainsi. J’ai fait des recherches à son sujet et ai appris que cette rue allait jusqu’à Ivry, pour aboutir à une très belle demeure dont les propriétaires portaient le nom de Vieillard… Ce genre de fil m’intéresse, et me donne envie d’aller voir plus loin : l’onomastique est l’enfance de l’écriture, la première condition.
Le Château des Rentiers constitue-t-il un espace de recomposition d’une histoire familiale ?
Si mon histoire familiale est manquante, elle n’a pas été mise sous une chape, comme dans certaines familles ashkénazes où on a décidé de tenir les enfants à l’écart de cet héritage. Il n’y avait pas non plus l’autre extrême, dans un contexte traumatique, le ressassement.
L’histoire était présente, sans être racontée, on l’apprenait par bribes, on comprenait au fur et à mesure qu’on grandissait. Mais ce qui appelle la parole, c’est le gouffre qu’a créé la disparition de six millions de juifs. C’est comme un phénomène physique : il n’y aura jamais assez de paroles pour compenser l’immensité de l’absence, et sa brutalité. Cela correspond à la tentative éperdue et vaine de la recréation de ce qui a disparu, les survivants étant très minoritaires. Il y a aussi ce paradoxe : cette histoire, par son horreur, est inaudible ; dans le roman, je l’appelle « l’histoire racontée par des muets (les gens ne veulent pas en parler) à des sourds (les gens ne veulent pas en entendre parler) ». Ce n’est pas vraiment une volonté de créer une narration familiale, mon ascendance est comme un fil que je suis vers cet immense vide qui a été créé. Cette tentative de parole autour de la grande disparition permet aussi d’aller vers une dimension très intime, celle de ma mère. On est alors dans un raccourci, une histoire courte.
Pourquoi vous interroger sur la vieillesse aujourd’hui ?
Je suis partie du fait que l’on a tendance à vivre par anticipation joyeuse : « Vivement que les vacances arrivent, que le soleil revienne, que je me marie… » Et cet état d’esprit permet d’avancer en ayant de l’élan, or avec le temps, on arrive à un âge où les possibilités derrière le « vivement que » sont plus réduites. Je me disais que cela pouvait être un exercice intéressant intellectuellement et pour l’imagination, de fabriquer un « vivement que » des dernières années. Il m’arrivait en écrivant d’atteindre une forme d’hybris qui me faisait penser que si ma journée d’écriture était bonne, je pourrais me dire « vivement que je sois morte » !
Ce n’est pas un hasard si le livre arrive à une époque où l’anticipation joyeuse est difficile, car il y a beaucoup de périls prévisibles. Au lieu de se dire que c’est la fin du monde, ou de ressasser que je vais mourir, l’idée d’un élan vital rendrait la situation moins pénible et permettrait de trouver des solutions.
Les premiers chapitres concernent l’adresse des grands-parents, et plus le roman avance, et plus le nom de la rue prend un autre sens. On commence par prendre le nom au pied de la lettre, en tentant de résoudre les inconnues de « Château » et « Rentiers », comme pour une équation. Il y a une forme de circularité qui avance, on passe d’un regard extérieur sur les mots à une tentative d’entrer en eux pour voir ce qu’ils ont à nous apprendre.
Comment la polyphonie de votre texte qui prend des formes multiples (dialogue avec soi-même, citation de témoignages…) permet-elle de fonder une forme de légitimité au récit ?
L’anecdote de la sorcière écossaise que je raconte dans le livre peut nous mettre sur la voie. Lors d’une rencontre, alors que je présentais un roman dont le personnage de 80 ans avait vécu la guerre, j’ai été agressée verbalement par une femme qui a considéré que je n’avais pas la légitimité d’évoquer des situations que je n’avais pas vécues. En écrivant, je me suis peut-être dit qu’elle allait ressurgir… Lors d’un entretien avec une productrice de France Culture, elle m’a suggéré que l’aphasie et le cri que j’avais poussé au cours de cet incident étaient directement liés à la Shoah, étant donné que mon propos était de soutenir que je n’avais pas connu la guerre mais que j’en souffrais, comme d’une maladie transmise génétiquement. Cette interprétation m’a ouvert des perspectives, autour des questions récentes d’appropriation culturelle. Cette réflexion est nécessaire, mais aporétique en littérature.
J’ai fait parler des personnes âgées comme un chœur qui viendrait à mon secours, pour dire qu’ils y sont allés, et pour que mes intuitions soient recoupées par du documentaire. Mais tous ces gens, existent-ils vraiment ? C’est un contrat entre l’écrivain et le lecteur : j’écris pour que tu croies, et je lis pour croire. La vérité de la littérature n’a pas les mêmes codes que celle de la vie.
La question de la légitimité est présente pour tout écrivain car sa posture est très étrange. Souvent, je me demande ce qui me prend. Les mots sont utilisés par tous, mais là ils sont fixés, il y a presque une forme de ridicule dans le fait de se mettre à écrire, comme lorsque les comédiens se mettent à chanter dans une comédie musicale. Mais quand c’est bien fait, c’est merveilleux. Il y a aussi la question du destinataire, les mots sont faits pour être adressés à quelqu’un, or en écrivant, on parle tout seul… Et puis qu’a-t-on à dire de plus que quelqu’un d’autre qui vit et qui pense ? Je continue de me poser cette question, elle n’est pas inhibante mais fertile. Elle ne rend pas l’écrivain triste, mais encore plus rusé. Comment faire pour contourner cette question de la légitimité ?
Une des scènes décrit des textes manuscrits en train de brûler, quel est le sens de cette mise en abyme de votre geste d’écrivain, s’agit-il d’imaginer le pire ?
Le pire quand on écrit est l’inadéquation des mots pour s’exprimer. Tout le travail de l’écriture consiste à réparer les trous, les accrocs dans la langue qui ne suffit pas pour rendre compte de la sensation, du réel, du temps. La syntaxe est linéaire et vectorisée, or il faudrait de la verticalité comme dans la vie où on est à la fois ce qu’on dit, ce qu’on ressent, ce qu’on regarde, ce qu’on entend, à la même seconde. Le langage peine à reproduire cela, et l’idée qu’il puisse brûler est une terreur. Il y a aussi une sorte d’auto-provocation dans cette lettre qui brûle, avec une forme de désacralisation de ce qui est écrit, qui n’est jamais aussi bien que ce qu’on aurait pu ou dû écrire.
J’ai des tas de carnets chez moi, pour certains, je n’ai aucun souvenir de les avoir écrits, et parfois en les ouvrant, je n’en comprends pas le contenu. Je suis devenue plus sérieuse et ai commencé à les dater, ils sont précieux lorsque je considère à quel livre ils correspondent.
Mes livres commencent par du manuscrit, sur un carnet, et lorsque les scènes sont présentes en vrac, le livre peut commencer à s’écrire, comme si j’avais réuni assez de fagots. Alors je passe à l’ordinateur, et il y a une forme de combustion qui se fait.
Votre œuvre n’est-elle pas traversée par une réflexion autour de l’articulation entre mémoire et transmission ?
Ma mémoire est imprécise, et beaucoup de fiction remplit les espaces blancs. Dans la transmission d’une expérience, il manque l’éprouvé, et c’est là que la fiction intervient : sa dimension poétique et fabriquée est un peu l’imaginaire qui augmenterait le pouvoir du mot. Une transmission purement intellectuelle ne fonctionne pas, elle peut s’en aller très vite, car elle n’est pas inscrite dans le corps. La transe que vit le romancier en écrivant, fait qu’il croit en ce qu’il raconte, et normalement le lecteur aussi. Ce dernier traverse l’expérience, avec un éprouvé quasi-physique, et cela me fait penser à un enfant qui m’avait demandé lors d’une rencontre : « Où suis-je quand je lis ? » Je lui avais répondu qu’il est dans le livre, et cette sensation arrive surtout avec de la fiction et de la poésie, qui fabriquent une sorte d’espace tiers dans lequel il nous est donné d’éprouver des choses que nous n’avons pas réellement éprouvées. C’est un des vecteurs possibles de la transmission...
Le Château des Rentiers d’Agnès Desarthe, Éditions de l’Olivier, 2023, 176 p.
Pour moi, Agnès DESARTHE c'est en premier un auteur de livres pour enfants. Je l'ai rangée dans cette catégorie il y a finalement longtemps. Je crois que le dernier titre d'Agnès DESARTHE qui ait retenu mon attention c'est "Le poulet fermier" et cela fait bien dix ans. Cet entretien si bien écrit joint à une très belle photo en noir et blanc m'a poussé à ouvrir ma mémoire auxiliaire sur internet, à savoir Wikipedia. J'ai pris grâce à ces quelques lignes dans l'Orient Littéraire, le temps de parcourir une œuvre originale avant de noter le dernier livre en date pour un achat en 2024. Merci bien.
11 h 35, le 04 janvier 2024