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Dans les bas-fonds de La Havane

Dans les bas-fonds de La Havane

D.R.

C’est la dixième enquête de Mario Conde, ce flic cubain à la fois jouisseur et sentimental, et à ce titre, si profondément attachant. De livre en livre, on le découvre de plus en plus désabusé et mélancolique. À présent dans la soixantaine, observant avec sa lucidité coutumière, lui l’amoureux de la vie, amateur de rhum, de cigares et de jolies femmes, les premiers signes de son crépuscule intérieur, il voudrait bien, avant d’être pris par l’âge, ne plus jouer au policier pour se consacrer à la littérature.

Mais, voilà, nous sommes en 2016, période de détente s’il en est avant le tsunami Donald Trump, et Cuba se prépare à recevoir Barack Obama, puis les Rolling Stones pour un concert « historique », ce qui va faire déferler sur l’île l’ouragan de milliers de touristes. Complètement débordée, la police insulaire fait donc appel au vieil enquêteur qui, par amitié pour ses anciens collègues, et notre plus grand bonheur, va reprendre du service.

Il s’agit bien entendu de résoudre une affaire criminelle. Mais celle-ci n’est pas banale : c’est l’assassinat, accompagné de mutilations et d’une castration, de Reynaldo Quevedo, un haut fonctionnaire à la retraite du ministère de la Culture de la Révolution qui, pendant des années, a brisé la vie de dizaines d’artistes parce qu’ils n’adhéraient pas à l’ordre nouveau que le castrisme s’efforçait d’édifier. Non content d’avoir été un censeur impitoyable, poussant certains d’entre eux au suicide, il n’hésitait pas à s’approprier les œuvres des peintres pour ensuite les revendre, ce qui lui a permis d’amasser une coquette fortune. Mario Conde le définit ainsi : « Quevedo a toujours été un tyran. Un homme pervers et malade qui, derrière sa cruauté, cachait ce qu’il avait toujours été : un dépravé, un refoulé, un corrompu. »

Mais c’est avec des hommes comme lui que le régime fonctionnait et, même si l‘étau s’est desserré, fonctionne peut-être encore.

Alors, évidemment, face à pareil salaud, ceux qui auraient pu le tuer ne manquent pas. D’où un premier problème pour le policier. Puis, un second : il se sent plutôt proche des assassins que de leur crapuleuse victime.

Parallèlement à ses recherches, Mario Conde poursuit une enquête littéraire sur les pas d’un personnage historique cubain, Alberto Yamani, un fils de très bonne famille, généreux, idéaliste, d’une beauté diabolique, mais aussi l’un des grands chefs de la prostitution dans l’île, et, à ce titre, à la fois élégant et cruel avec les pauvres filles qui tombaient entre ses pattes. Là où le romanesque et la grande histoire se confondent c’est que, s’il n’avait pas été assassiné lors d’une guerre avec les proxénètes français, à cause d’une jeune prostituée dont il était tombé follement amoureux, il aurait sans doute été élu, dans les années 1910, président de la toute jeune république cubaine enfin libérée de l’étreinte espagnole et américaine. Aujourd’hui encore, dans le cimetière de La Havane, sa tombe est visitée, et, quel paradoxe ! Nombre de prostituées, sachant parfaitement qu’il fut le roi des maquereaux, viennent encore la fleurir.

« Yamani me poursuit et son époque me fascine : je crois qu’ils sont faits l’un pour l’autre, ils se synthétisent et s’expliquent l’un l’autre de façon exemplaire », écrit d’ailleurs Padura dans une note à la fin du roman.

D’un côté, une histoire fictive, celle de l’assassinat terrible d’un grand inquisiteur castriste, mais tellement nourrie de faits qu’on y adhère du début à la fin, de l’autre une histoire vraie, mais tellement romanesque, qu’on s’inquiète parfois de sa véracité. Dans un tour de force, un peu tiré tout de même par les cheveux, Leonard Padura va réussir, à la fin du livre, à relier les deux histoires.

Un coup de baguette magique que seul rend possible le roman. Pas seulement ! Il permet aussi à l’auteur de fouiller deux périodes assez éloignées l’une de l’autre. Issues de deux révolutions bien différentes, l’une nationaliste, l’autre marxiste, et bien qu’en apparence tout les oppose, elles se rejoignent dans le fait que les révolutionnaires de jadis et ceux de naguère ont le même goût pour s’approprier le pouvoir et mépriser les gens du peuple quand bien ils affirment les défendre.

Leonardo Padura habite et écrit toujours à Mantilla, une jolie localité proche de La Havane. Il y bénéficie d’un étrange statut : il est reconnu par le régime cubain comme un grand écrivain international, mais nombre de ses romans sont toujours mis à l’index, celui-ci en particulier, et ne peuvent donc être lus par les Cubains. Mais de livre en livre, il raconte les années cubaines comme les vit son héros de flic qui est aussi un peu son miroir. Les codes du roman noir sont respectés mais on voit l’auteur s’avancer de plus en plus vers la grande Histoire qu’il raconte avec de petites. Dans ce dernier roman, il va beaucoup plus loin et montre une vraie colère en révélant qu’il n’est pas nécessaire d’envoyer les dissidents et réfractaires devant des pelotons d’exécution, mais qu’il faut les humilier de telle façon qu’ils en viennent à préférer la mort à la vie.

C’est sa grandeur de nous révéler, avec les mots les plus durs, les plus grossiers, les plus crus, comment un inquisiteur de son pays a fait mourir une jeune et talentueuse poète catholique parce qu’elle refusait de se renier. Pas la peine de l’envoyer dans un goulag tropical. Il lui a suffi de l’empêcher d’écrire et de déféquer tous les jours devant elle en l’obligeant ensuite à nettoyer le plancher. Ignoble mais efficace. Ce faisant, il nous met mal à l’aise : comment oublier que La Havane fut longtemps La Mecque d’une partie de l’intelligentsia du monde et Fidel Castro son prophète. Jean-Paul Sartre va-t-il se retourner dans sa tombe ?

Ouragans tropicaux de Leonardo Padura, traduit de l’espagnol (Cuba) par René Solis, éditions Métaillié, 2023, 492 p.

C’est la dixième enquête de Mario Conde, ce flic cubain à la fois jouisseur et sentimental, et à ce titre, si profondément attachant. De livre en livre, on le découvre de plus en plus désabusé et mélancolique. À présent dans la soixantaine, observant avec sa lucidité coutumière, lui l’amoureux de la vie, amateur de rhum, de cigares et de jolies femmes, les premiers signes de son...

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