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Jean-Baptiste Andréa, raconter pour toucher l’invisible

Jean-Baptiste Andréa, raconter pour toucher l’invisible

© Celine Nieszawer

«Écoute-moi bien. Sculpter, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l’endommager. Et c’est là qu’il faut arrêter de frapper. » C’est en ces termes que Mimo, le personnage principal de Veiller sur elle (L’Iconoclaste, Goncourt 2023) évoque les fondements de son geste artistique qui a traversé la trajectoire picaresque de son existence, de la France à l’Italie. Le quatrième roman de Jean-Baptiste Andréa a été unanimement salué par des lecteurs enthousiastes, emportés par la fougue narrative d’une fresque qui s’étend sur tout le XXe siècle. Mimo et Viola se rencontrent à l’âge de treize ans. L’un est né dans l’indigence, et élevé dans l’atelier d’un oncle sculpteur et alcoolique, l’autre dans une des familles les plus puissantes de la Ligurie, les Orsini. Tous deux sont enfermés dans leurs corps, l’une se rêve libre et anticonformiste, et est entravée par son sexe, l’autre souffre de nanisme et aspire à donner forme aux blocs de pierre. La connexion éminemment romanesque de ces deux êtres qui se retrouvent dans un cimetière la nuit, qui s’aiment, se disputent, se séparent et se retrouvent dans un même élan sous-tend la puissance du récit. « Nous ne sommes pas des aimants. Nous sommes une symphonie. Et même la musique a besoin de silence. »

Une mystérieuse statue incarne l’acmé de la création artistique de Mimo, elle trouble quiconque la voit, au point que le Vatican a décidé de la soustraire aux yeux de tous. Les dernières pages en révèlent le secret de manière spectaculaire, en évoquant la vision qui est la source de la statue sacrilège. « Vous m’aviez commandé une pietà, pour vous réconcilier. La Vierge qui pleure le corps meurtri du Christ. Mais voilà : si le Christ est souffrance, alors ne vous en déplaise, le Christ… » Une des clés du récit réside dans cette partie tronquée, à compléter par votre lecture.

Comment êtes-vous entré dans le monde de l’écriture ?

Je souhaite être écrivain depuis que je suis enfant, on avait tendance à me dire que ce n’était pas un métier, que c’était trop difficile. À l’adolescence, je me suis tourné vers le cinéma, son côté artisanal me plaisait, et j’ai passé 20 ans dans le cinéma, jusqu’en 2016, où je m’y suis senti à l’étroit. J’avais déjà beaucoup appris, et puis au cinéma tout coûte cher, une idée a un coût. La littérature a une dimension gratuite  ; j’ai eu envie de me confronter à l’absolu du roman. Je garde un souvenir merveilleux de l’écriture de mon premier roman. Je l’ai écrit pour moi, pour retrouver le plaisir d’écrire sans enjeux, sans penser que je le publierais. C’est sorti comme un jet brûlant, j’y pensais depuis longtemps mais je ne savais pas trop comment m’y prendre, pour finalement le rédiger en deux mois. Après une quinzaine de refus, Sophie de Sivry, de la maison d’édition L’Iconoclaste, l’a apprécié et l’a publié.

Le délai entre votre premier roman et le prix Goncourt n’est-il pas très rapide ?

Certes le délai est court mais j’écris professionnellement depuis 20 ans, par mon passage dans le cinéma. C’est une vraie discipline, et un vrai art de rédiger un scénario. Même si je ne pense pas au cinéma quand j’écris mes romans, il m’a formé. Ce prix est un honneur immense, c’est très difficile à partager, il faut l’avoir eu pour comprendre ce que c’est, parce qu’avant, même quand je m’imaginais peut-être dans le dernier carré, je ne pouvais pas me représenter ce que c’était de voir son nom dans cette lignée d’écrivains, d’être à Drouant, et tout à coup d’entrer dans une sorte de mythe, c’est comme si on entrait dans l’Olympe. Il y a un peu d’incrédulité, de joie, et presque une vague terreur qui se dissipe très vite.

Dans votre écriture de Veiller sur elle, revendiquez-vous un héritage picaresque ?

Je me réclame d’une littérature complètement narrative : le but est de raconter des histoires. À quel moment a-t-on cessé de raconter des histoires en littérature ? Il s’est produit au XXe siècle un phénomène également constaté dans la musique : la littérature s’est complètement dissociée de son objet qui était de raconter une histoire à des lecteurs, et la musique dodécaphonique, la musique concrète, sont apparues également. Elles sont certes intéressantes, mais lorsque l’art devient purement intellectuel, je me braque. Je suis remonté contre cet art qui perd cette connexion émotionnelle avec la personne qui doit le recevoir, pour qu’elle soit purement intellectuelle. Je crois que le fait de raconter une histoire a aussi une fonction magique dans l’évolution de l’humanité, une fonction transcendantale, pour toucher du doigt l’invisible. Tous mes romans se rattachent à cette tradition narrative qui prend une dimension plus importante de fresque dans Veiller sur elle.

Votre roman ne se situe-t-il pas dans la lignée du roman noir, notamment, dans l’association du thème de l’amour et de la mort ?

Adolescent, j’ai commencé très tôt à lire en anglais, j’aime cette langue que j’ai choisie pour l’écriture de mes deux premiers scénarios. J’ai commencé mon éducation anglaise par des romans gothiques dont Le Moine de Matthew Gregory Lewis. Cette littérature m’a beaucoup marqué, j’aime le romantisme du XIXe siècle, en musique et en littérature. J’aime les sentiments exacerbés, et je n’écris pas pour raconter mon quotidien, le fait que je me suis fait plaquer, ou qu’il y a une fuite d’eau dans mes WC ! Le mot nous donne la possibilité de créer tout ce qu’on veut, et il ne coûte rien par rapport à la caméra dans le cinéma. Pourquoi ne pas explorer l’amour, la mort, la vie ?

Mimo évoque la notion de « bonne pierre » pour le sculpteur. Dans quelle mesure s’agit-il d’un clin d’œil à la démarche de l’écrivain et à son rapport aux mots ?

Dans le roman, je fais souvent le parallèle entre la sculpture et l’écriture  ; pour moi, il n’y a aucune différence entre les arts, mon troisième roman était sur la musique. Sculpteurs, musiciens, écrivains, on fait tous le même métier, on utilise des mediums différents. Dans son propos, Mimo dit précisément que la bonne pierre n’est qu’une excuse, que l’art n’est pas là. Et pour moi le bon mot est une excuse, j’écris presque sans penser à mes mots. Je fais beaucoup de travail préparatoire sur la structure, mais j’écris d’un jet, 3 à 5 pages par jour, sinon je me mets à chercher des mots qui sonnent bien, comme on pourrait chercher de la bonne pierre. Or je veux que ma voix soit une voix de transe, qui n’est pas artificiellement travaillée.

Depuis que je suis enfant j’interroge ce geste créateur, dans un monde assez incrédule vis-à-vis des artistes. Ceci m’a amené à beaucoup m’interroger sur le sens de ce que je faisais, sur sa fonction, et à me demander si on a besoin de moi. Au fond, trois éléments me mettent en contact avec une forme de transcendance, d’invisible : la nature et son spectacle, la relation avec autrui – lorsque l’on a l’impression de sortir de soi-même –, et enfin l’exercice de l’art. Je réfléchis beaucoup à ma place, et à ma légitimité dans cette démarche, et ce sont des questions importantes dans ce chemin pour en arriver là aujourd’hui.

Comment est apparu dans votre récit le motif transversal de la pietà ?

Je regardais un film de Paolo Sorrentino, il y a une scène qui n’a rien à voir avec le roman, où il filme un crucifix. La religion est un thème compliqué dans ma vie, j’ai été élevé dans le catholicisme dont je trouve le message très beau, et le dogme insupportable. Cette image de crucifix qui était très belle, a déclenché ma vision de cette pietà. En période de création, on est en recherche permanente, une partie du cerveau est un terreau assez fertile pour qu’une bonne graine pousse  ; des graines tombent tous les jours et ne germent pas, celle-ci a germé. Je suis parti de cette statue, de cette piéta, et ensuite j’ai passé dix mois à travailler la narration et à lui donner forme.

Cette œuvre doit certainement évoquer un rapport mère / fils qui est complexe, mais quel fils n’a pas des relations compliquées avec sa mère ? Quant au motif de l’Italie, il est lié à mes racines, même si on en a été coupé. En effet, dans les années 20, l’exil était économique et il y avait un racisme important envers les Italiens. Or je vis près de l’Italie, le pays où j’ai découvert l’art, et j’avais très envie de lui rendre hommage.

À travers la réflexion sur les âmes jumelles et le lien entre Mimo et Viola, défini comme un « voyage côte à côte », quels aspects avez-vous souhaité explorer ?

Je ne voulais pas réduire l’amour à sa concrétisation sexuelle, notamment du point de vue d’un homme  ; je souhaitais évoquer cette femme extraordinairement libre. D’ailleurs, le secret d’une relation qui dure est rarement uniquement dans le plaisir physique. Pour moi, la séduction passe avant tout par les affinités et la puissance intellectuelle. C’est aussi important dans ma vie personnelle qu’en amitié. J’ai voulu éviter de ramener cette relation à une dimension fugace, ce qui pourrait gâcher le reste.

Mimo n’a-t-il pas une certaine parenté avec Casanova, en tant que transfuge social, puisqu’il est dit qu’il « devient un Orsini » ?

Il s’agit bien d’une réflexion sur jusqu’où il faut aller dans cette quête artistique, et jusqu’où on est prêt à se trahir soi-même, au sujet d’une aspiration qui ne me paraissait pas non plus si injustifiée, à un certain confort matériel. Aucun artiste que je connais, digne de ce nom, ne travaille que pour l’argent, mais on en a besoin. Il y a aussi une réflexion sur les chances que l’on a ou non dans la vie. Et à quel point il y a une injustice de la naissance. Je trouvais formidable et épique que quelqu’un qui naît dans un milieu défavorisé arrive à un tel succès. Cette quête-là me paraissait très romantique..

Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andréa, L’Iconoclaste, 2023, 592 p.

«Écoute-moi bien. Sculpter, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l’endommager. Et c’est là qu’il faut arrêter de frapper. » C’est en ces termes que Mimo, le...

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