Courants noirs est un ouvrage colossal et fascinant. S’y aventurer, quel que soit le poème lu au hasard des pages, ressemble à une plongée dans les grands fonds, ou à une téléportation en pleine tempête marine. Après lecture, sa sensorialité, ses troubles et son ivresse mentale persistent. Simples et d’une universalité étonnante, ses poèmes procèdent d’une particulière sophistication.
L’intégrale bilingue des poèmes de Nikos Kavvadias, le plus chanté des poètes grecs du XXe siècle et parmi les plus populaires, est inédite, tant en français qu’en grec. Figurent dans cet ouvrage : Marabout, Brume et Traverso, les trois recueils parus du vivant de Kavvadias, ainsi que tous ses poèmes publiés en revue, et des inédits. La préface de Guéry, de nombreuses notes et un glossaire des lieux s’avèrent passionnants pour appréhender le parcours de Kavvadias.
C’est au cœur du grand voyage qu’ont été les tourments et les aspirations du poète Nikos Kavvadias, depuis sa jeunesse et jusqu’à ses dernières heures, qu’a élu donc demeure le poète Pierre Guéry. Au diapason des langues de Kavvadias, il a travaillé avec exigence à la rencontre de deux langues : le grec et le français. En résulte une traduction exceptionnelle et intense émotionnellement.
Qu’est-ce qui vous a interpellé la première fois dans la poésie de Nikos Kavvadias ?
J’ai d’abord été saisi par sa langue. Une langue qui par bien des aspects me résistait, me mettait au défi, mais que je trouvais envoûtante. J’ai aussi senti quelque chose de très humain qui me touchait et qui est lié à la vie de marin qu’il a menée de l’âge de dix-neuf ans jusqu’à sa mort, en 1975. Une vie choisie mais très rude, faite de voyages incessants sur toutes les mers du monde, de découvertes et de rencontres – dont celle avec lui-même à travers toutes les altérités auxquelles il s’est trouvé confronté.
Pouvez-vous en dire encore sur cet envoûtement de la langue de Kavvadias ?
La langue de Kavvadias était pour moi comme une langue étrangère au sein même d’une langue étrangère qui commençait à m’être familière lorsque je vivais à Athènes, à la fin des années quatre-vingts, enseignant le français et apprenant le grec. J’ai d’ailleurs découvert plus tard qu’il en était de même pour les Grecs natifs : il y a presque autant de compréhensions et d’incompréhensions différentes que de lecteurs de Kavvadias. Pourtant, cette langue à la fois folle et ordonnée (vers impairs, quatrains rimés) opère une magie puissante et durable, comme en témoignent les centaines de compositions musicales sur ses poèmes, ce qui fait de lui le poète le plus chanté en Grèce, même par les plus jeunes générations. Et puis j’ai vu un auteur qui avait beaucoup lu en plusieurs langues et qui recyclait ses influences de manière vivante et bigarrée. En somme, ce qui m’a fasciné est que Kavvadias représente, pour ainsi dire, une diaspora à lui tout seul ! Ce qui explique son immense popularité. Il sonde l’âme de son peuple et il chante son exil, tout en étant une magnifique figure du cosmopolitisme.
Quels ont été les principaux défis de la traduction vers le français, sachant la diversité des univers syntaxiques et référentiels chez Kavvadias ?
Sa poésie navigue entre différents registres. Les mots de l’épopée s’unissent à ceux, plus crus, des tavernes ou des bordels. S’entremêlent le glossaire technique en usage à bord des bateaux, le grec démotique et les langues étrangères qu’on parle dans les ports. Pour le traducteur, c’est déjà une sacrée tâche de retranscrire une langue si singulière. Par ailleurs, son écriture est indissociable de son activité d’officier de radio de la marine marchande. Une fusion s’opère entre les mots, les sons, les noms de lieux. En traduisant, j’ai eu le sentiment que ce métier le branchait, littéralement, sur mille fréquences à la fois. Chaque poème m’arrivait comme un instant où la porte de sa cabine s’ouvrait, donnant à voir en quelques vers un fragment de scène de vie mêlé à un souvenir, un fantasme, un symbole, une référence mythologique ou picturale. La radiographie d’un état d’âme, en somme. Quand j’ai compris l’analogie entre ce métier des ondes et son travail de poète, c’est devenu une clé : j’ai dû, pour mieux comprendre et traduire, décoder de quoi chaque poème était fait, le désosser pour composer ensuite en français.
Cette clé précieuse va en somme au-delà des dimensions de poète marin et voyageur attribuées à Kavvadias…
Kavvadias ne fait pas que relater ses voyages réels, il invente aussi une sorte de nouvelle lingua franca qui traverse l’espace et le temps dans des voyages imaginaires, emportant le lecteur de la Chine au Chili, de Marseille à Beyrouth, d’Homère à Garcia Lorca ou Marco Polo. Il y avait donc un travail technique à faire, difficile bien sûr et toujours perfectible, mais aussi des recherches sur la géographie ancienne, la peinture de la Renaissance, les références religieuses ou le tarot. Ensuite, comment faire avec tout ça ? D’abord, dans la translation qui s’opère, accepter de perdre un peu de ce que la langue source peut porter et que la langue cible ne porte pas – mais rien n’est perdu, puisque l’édition est bilingue ! Puis oser recréer, pour qu’un poème initial dans la langue donnée puisse engendrer un véritable poème dans l’autre.
Comment avez-vous traité avec la dimension colossale de ces œuvres complètes ?
Avec beaucoup d’audace ! Parce que si on se laisse impressionner, on reste pétrifié, on ne peut pas avancer. J’ai aussi pu gérer la chose dans un mélange d’excitation et de sérénité grâce à une collaboration étroite avec Anne-Laure Brisac, l’éditrice, qui est elle-même traductrice du grec. Tout au long du travail, nous étions en contact et une confiance s’est installée. J’ai été accompagné, ce qui est capital pour une telle entreprise. Et puis, j’ai renoncé à tout autre travail, j’ai accepté une immersion totale, j’ai accepté d’être obsédé. C’était une condition indispensable.
Quelles résonances avez-vous décelées entre votre poésie et celle de Kavvadias ?
Je ne vois guère de résonances formelles ou thématiques entre les deux, en fait, contrairement à d’autres traductions que j’ai pu faire de l’anglais et que j’avais choisies par affinité évidente. Mais justement, c’est ce que j’ai aimé en fréquentant Kavvadias : sortir complètement de moi-même et n’être dans aucune forme d’habitude ou de facilité. J’ai commencé le travail en situation de confinement et j’avais besoin de partir ailleurs. Je n’ai pas été déçu et je pourrais presque dire que ça m’a sauvé de la nocivité de l’enfermement que nous subissions. Je humais les embruns dans mon bureau !
Quelques années ont passé depuis l’odyssée que semble avoir été votre traduction de cet ouvrage. Kavvadias est-il un poète dont l’aura et les mots vous hantent ou vous désertent ?
« Aura » est le mot juste et j’éprouve encore quelque chose qui est de l’ordre du magnétisme de ce poète. D’une part, car comme je le disais je lui ai laissé toute la place, d’autre part parce que traduisant une œuvre complète qui va de ses tout premiers poèmes écrits à l’âge de seize ans jusqu’au dernier poème écrit une semaine avant sa mort, j’ai traversé sa vie avec le sentiment de pénétrer son inconscient. Et d’explorer encore le mien, différemment, ce qui a été une surprise. Traduire crée des liens très profonds ! On peut avoir l’illusion d’un contrôle parce que c’est très technique, mais si on s’engage totalement, il se passe des choses inattendues et assez étranges qui peuvent être intimes et accompagnent longtemps.
Quels sont vos projets actuels ou à venir en poésie ?
Traduire encore. J’ai commencé à travailler sur Andréas Angélakis, un autre poète grec, moins colossal, mais que je considère comme important dans ce qu’il dit de l’aliénation sociale et de son impact sur la manière de vivre son intimité. Le traduire rejoindra un autre projet d’écriture autour de la santé mentale, avec un angle pluridisciplinaire. Aborder poétiquement les questions de norme et de pathologie me tient à cœur depuis longtemps.
Courants noirs. Œuvre poétique complète de Nikos Kavvadias, traduit du grec et préfacé par Pierre Guéry, éditions Signes et Balises, 2022, 397 p.