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Culture - Entretien

Éric Chacour, prix Femina des lycéens : Ce roman est une longue lettre d’amour à l’Égypte

Son  « Ce que je sais de toi » (éd. Philippe Rey) fut pour beaucoup de lecteurs la plus belle découverte de cet automne. Le primo-romancier canadien d'origine égyptienne partage les coulisses du succès de son texte avec « L’Orient-Le Jour ».

Éric Chacour, prix Femina des lycéens : Ce roman est une longue lettre d’amour à l’Égypte

Éric Chacour : "J’aime assez l’idée de ne pas trop prendre la main du lecteur ou de la lectrice, je préfère les laisser se faire leur propre opinion." Photo Justine Latour

On ne compte plus les sélections et les prix qui ont accueilli avec enthousiasme le premier roman d’Éric Chacour, Ce que je sais de toi, paru aux éditions Philippe Rey. Prix Première Plume Furet du Nord/Decitre, prix Samantha de la librairie L’Étagère, Talents à découvrir, Cultura, Bourse de la découverte de la Fondation Prince Pierre de Monaco… Le 28 novembre, il a remporté le prix Femina des lycéens. Le récit tendre et puissamment romanesque de l’écrivain, né à Montréal dans une famille de Syro-Libanais d’Égypte, a d’emblée trouvé son public, séduit par une narration qui sonne juste, et qui tresse la destinée contrariée de deux amants dans la bouillonnante société cairote. Celui qui travaille aussi dans le secteur financier plonge son lecteur au cœur de la communauté levantine, que l’auteur dépeint avec perspicacité et truculence, des années 70 jusqu’au début du XXIe siècle.

Jeune médecin syro-libanais, Tarek a une vie bien rangée, jusqu’à ce qu’il ouvre un dispensaire dans le quartier défavorisé du Moqattam. Une amitié aussi surprenante que bienvenue le lie rapidement avec un habitant du lieu, Ali, qu’il prend sous son aile. Les liens se tissent de manière fluide et sensuelle, ébranlant les certitudes du jeune bourgeois, en porte-à-faux avec sa famille et son environnement. Mensonges, séparations, exil, culpabilité, effets de chute implacables s’enchaînent et font fi de la chronologie et dessinent une fresque où les récits s’entrecroisent, et où les voix se confondent. « Passé. Présent. Futur. Le temps est une grammaire pour l’humanité, une fiction admise de tous. (…) Et pourtant, à quelle temporalité appartient cet instant ? » se demande un être dont on ne découvre l’existence et l’identité que très tardivement, et qui est la raison d’être du texte. En même temps, une forme de légèreté traverse le récit, empreint d’humour et de bienveillance. Les personnages secondaires de la mère et de la sœur du héros semblent exister sous nos yeux, dans une mise en scène où la cruauté jouxte la délicatesse avec brio.  Un coup de maître du primo-romancier qui se confie à L'Orient-Le Jour.  

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Pouvez-vous vous présenter et préciser comment vous êtes devenu écrivain ?

Je ne m’appelle pas Karim, comme le voulait initialement ma mère, mais je lui dois d’être un demi-alexandrin. Comme le titre de mon premier texte. Pour le reste, je suis né au Québec d’une famille de Syro-Libanais d’Égypte, et j’ai vécu une partie importante de ma vie en France, où j’ai écrit les premières pages de Ce que je sais de toi.

J’ai commencé à m’intéresser à l’écriture autour de seize ou dix-sept ans. Mon parrain, par ailleurs écrivain, savait que j’aimais écrire – en vous disant cela, je me revois lui montrer mes poèmes d’adolescent… J’avais presque oublié ce souvenir à la fois touchant et un peu ridicule – et il avait eu cette phrase : « Si jamais tu te lances dans un roman, attends d’avoir un plan avant de penser à la première phrase. » À l’époque, je n’avais pas ce projet mais comme je dois souffrir d’un petit syndrome de Diogène mental, j’ai conservé le conseil quelque part dans ma tête.

Quand cette histoire m’est venue, je me suis donc lancé dans l’élaboration d’un plan assez précis et qui n’aura presque pas dévié au fil des années d’écriture. À partir de ce moment, je me suis mis à écrire, pas toujours dans l’ordre chronologique, mais plutôt dans celui de l’inspiration. Un peu comme un grand puzzle dont on connaît l’image finale mais que l’on assemble par petits bouts aléatoires.

Votre peinture de la société levantine est truculente et savoureuse, sans être gratuite car elle est au service du récit. En ce sens, avez-vous souhaité renouveler le genre des romans levantins, qui versent parfois dans la nostalgie et qui s’arrêtent généralement à la nationalisation du canal ?

Ce serait me prêter plus d’ambition que je n’en ai vraiment eu. Je voulais simplement raconter une histoire, parce que je la croyais belle, et la situer dans l’Égypte de mes parents. Ce n’est donc pas la nostalgie qui a été mon moteur, ou alors celle d’un pays que je n’ai pas connu et que j’ai eu plaisir à refaire vivre sur quelques centaines de pages. Mais ce sentiment mériterait sans doute un plus joli nom que nostalgie. Disons que c’était mon mazag (état d'esprit). Cela fera sourire vos lecteurs, mais je n’avais pas pleinement conscience de ce qu’était la communauté levantine au moment d'entamer ce roman. Quand je parle de ma volonté de situer mon texte dans le pays de mes parents, une Égypte très dissemblable de celle où je me rends régulièrement depuis ma prime enfance, je ne me doutais pas que ce qui séparait l’une de l’autre tenait au moins autant à l’époque qu’au contexte communautaire.

Ce que mes parents m’ont transmis, c’est l’amour de leur terre, sans mélancolie ni idéalisme. C’était souvent de manière indirecte : à travers les conversations qu’ils avaient avec leurs amis de Montréal ou Paris, deux villes où une bonne partie de la diaspora s’est formée. Il m’a fallu ensuite mettre des mots sur cette réalité et en comprendre le cadre historique. Ils m’ont parlé de Dalida et des citrons doux ; c’est moi, après, qui ai tenté de mieux comprendre les massacres de Damas ou les différences entre leurs rites.

Ne s’agit-il pas avant tout d’une histoire d’amour, sublime, qui renouvelle le topo littéraire de l’amour impossible et du lien entre l’amour et la mort ?

Oui, j’emploierais le même terme que vous. C’est avant tout une histoire d’amour, celle de deux êtres qui ne devaient pas se rencontrer et n’auraient pas dû se séparer. Je voulais qu’on croie à cet homme heureux dans son mariage et qui tombe pourtant éperdument amoureux d’un jeune zabbâl du Moqattam. J’espérais que les lecteurs m’accompagneraient dans cette voiture où un premier baiser serait échangé, que ce baiser leur semblerait aussi évident que s’ils l’avaient eux-mêmes espéré. Cela m’importait plus que la recherche d’une quelconque originalité littéraire.

Votre récit est construit sur des personnages à la fois complexes et attachants, quel est celui qui vous émeut le plus ?

C’est une question que je pose souvent à mes lecteurs mais qui ne m’est que rarement adressée par un journaliste ! Mon personnage préféré est Fatheya, cette femme de ménage que personne n’écoute alors qu’elle n’a qu’une envie, celle de donner aux uns et aux autres son avis sur à peu près tous les sujets. J’aime sa petite tragédie de femme qui sait tout de la vie d’une maison et qui pourtant ne semble intéresser personne… Jusqu’au jour où elle se découvre un auditoire qui lui offrira enfin la scène dont elle rêvait pour raconter ses histoires de chanteurs, de poules et, bien entendu, délivrer ses secrets de famille…

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La force ultime de votre texte est son écriture suggestive et puissante, dont le souffle romanesque emporte le lecteur de manière inconditionnelle. Quel est votre rapport aux mots, aux phrases, aux silences et aux non-dits ?

J’aime assez l’idée de ne pas trop prendre la main du lecteur ou de la lectrice, je préfère les laisser se faire leur propre opinion. Je pourrais écrire une scène où Mira appelle en pleurs une amie en lui racontant que son mari l’a quittée, mais je préfère la faire marcher dans un couloir, tomber sur une photo de son mariage, et décrire simplement le geste de sa main qui retourne le cadre pour ne plus le voir. J’ai l’impression que le message est le même mais que, dans le second cas, c’est le lecteur qui le forme plutôt que l’auteur qui l’impose. J’aime aussi le fait de mettre des odeurs, parce que, pour moi, c’est l’Égypte : les mêmes odeurs à la composition si mystérieuse et que je retrouve là-bas à chaque voyage, qu’elles viennent des cuisines ou des rues. Je me demande parfois si ce n’est pas ça, finalement, la seule chose demeurée intacte entre l’Égypte de mes parents et celle que je connais.

Le succès de votre roman est fulgurant. Quels sont les échos que vous recevez de vos lecteurs, au fil des rencontres ?

C’est fou, je me rends compte que ce roman a compté dans la vie de plusieurs lecteurs et lectrices. Je les vois parfois acheter quatre ou cinq exemplaires pour les offrir autour d'eux et je me dis qu'il y a dans ces pages quelque chose qui parle d'eux. Quand ils viennent me voir, ils peuvent me parler d’exil, d’homosexualité, du poids des responsabilités ou de la filiation. Un jour, un homme m’a dit s’être lancé à la recherche de son père après avoir refermé ce livre et cela m’a bouleversé. Je ne croyais pas qu’un roman pouvait changer la trajectoire d’une existence. Beaucoup de Levantins me parlent aussi avec émotion de cette plongée dans leur pays d’enfance et rien ne me rend plus heureux que l’idée de le leur avoir restitué assez fidèlement.

D’autres me parlent plus simplement de leur plaisir de lecture, ou de leur surprise à la découverte des différents rebondissements. Et, souvent, ils m’encouragent, parce les gens sont généreux : quand ils reçoivent une émotion, ils ont envie d’en rendre un peu. Le jour de l’annonce des finalistes du Renaudot, j’ai reçu énormément de messages sur les réseaux sociaux. Aucun ne mentionnait le fait que je n’étais plus en lice, mais tous me disaient de continuer à écrire et j’en ai eu les larmes aux yeux. J’ai toujours écrit pour moi, sur mon lit, parce que j’aimais ça. Je ne pensais pas qu’un jour, on me ferait comprendre que cela avait aussi de l’importance pour d’autres.

Qu’avez-vous ressenti en recevant le prix Femina des lycéens ?

J’ai été surpris que des dix romans sélectionnés, les lycéens et lycéennes du Femina choisissent celui qui se déroule à une époque antérieure à leur naissance et dans un pays où ils ne sont, pour beaucoup, jamais allés. Je trouve que ça en dit long de cette curiosité que nous ne devrions jamais perdre avec l’âge.

Quand ils m’ont demandé de réagir à l’annonce des résultats, je me suis souvenu de la question que l’un d’eux m’avait posée lors d’une rencontre en établissement scolaire, une de celles qui ne serait venue d’aucun journaliste. Il m’a simplement dit : « Est-ce que vous êtes fier de votre roman ? » J’ai vraiment eu l’impression de devoir répondre à l’adolescent que j’avais été. Ça m’a troublé de pouvoir lui dire que, oui, j’étais fier.

En recevant le Prix Femina des lycéens, j’étais à nouveau fier. Mais cette fois, grâce à eux.

Avez-vous des projets pour traduire votre texte, notamment en arabe ?

Depuis la sortie du roman en début d’année, des droits de traduction ont été achetés ou sont en passe de l’être dans près d’une dizaine de langues. Cela s’accompagne parfois de belles histoires, comme celle de ce traducteur anglophone tombé amoureux de ce livre au point d’aller trouver l’éditrice avec laquelle il travaille, pour lui demander d’en acquérir les droits (ce qu’elle fit) !

Nous avons également reçu des offres d’éditeurs pour une version en langue arabe. Le premier Salon du livre à m’avoir invité en dehors du Canada était au Maroc. Ce roman est une longue lettre d’amour à l’Égypte… Je trouverais merveilleux qu’il puisse être porté à un public arabophone.

On ne compte plus les sélections et les prix qui ont accueilli avec enthousiasme le premier roman d’Éric Chacour, Ce que je sais de toi, paru aux éditions Philippe Rey. Prix Première Plume Furet du Nord/Decitre, prix Samantha de la librairie L’Étagère, Talents à découvrir, Cultura, Bourse de la découverte de la Fondation Prince Pierre de Monaco… Le 28 novembre, il a...

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