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Culture - Performance

Déambulation au Musée archéologique de l’AUB avec « Le Prophète »

Initiative du Beirut Art Film Festival, la lecture en arabe et en anglais auprès d’artefacts millénaires d’extraits choisis et inattendus du « Prophète », dont on célèbre le centenaire, enveloppe l’auditeur. Immersion au Musée archéologique de l’Université américaine de Beyrouth pour retrouver ancrage, poésie et hauteur en des temps troubles.

Déambulation au Musée archéologique de l’AUB avec « Le Prophète »

Une vue du spectacle "The Prophet at the Museum", dans le cadre du Beirut Art Film Festival. Photo Houssam Chbaro

L’écouter semble encore mieux que de le lire en solo ; a fortiori l’écouter en communauté, qui plus est quand il n’y a pas de séparation entre le lecteur et l’auditeur. À cent ans, Le Prophète de Gebran Khalil Gebran n’est pas vieux, il continue à donner du jus. Le silence qui l’accueille cet après-midi de la première représentation du spectacle The Prophet at the Museum*, dans le cadre du Beirut Art Film Festival –, est vibratoire, d’autant qu’elle se passe dans un écrin immémorial qui concentre des siècles de vie et de civilisations proche-orientales, le Musée archéologique de l’Université américaine de Beyrouth (AUB).

La lecture – interprétée par l’actrice Sally Jaber et l’artiste Alaa Itani – est une performance, une déambulation dans le musée à l’écoute de mots venus d’ailleurs et qui imposent le respect. Ni Lina Abyad, ni Alfred el-Khoury, ni Nadine Panayot, respectivement metteure en scène, curateur de l’événement et directrice du musée, ne visaient à dispenser « une sagesse de tous les jours, ce à quoi on a souvent réduit Le Prophète », comme le fait remarquer le jeune curateur, chercheur en littérature arabe. L’exercice semble plutôt tenter d’approcher le mystère de cette œuvre, de « voir pourquoi ce texte centenaire est toujours aussi vivant », selon Alfred el-Khoury, et assurément de proposer un moment de beauté y compris dans des temps qui en manquent cruellement.

L’artiste Alaa Itani, la metteure en scène Lina Abyad, l’actrice Sally Jaber et le curateur Albert el-Khoury. Photos DR

L’expérience fait que le texte n’apparaît pas comme déjà vu. Le deuxième livre le plus vendu au monde après la Bible – 11 millions d’exemplaires, 115 langues – continue à se révéler et à révéler sa poésie. C’est le propre de celle-ci et de la spiritualité que de ne pas avoir d’âge. Le Prophète de Gebran n’est pas seulement « un homme qui possède la sagesse et qui prêche », comme le dit Alfred el-Khoury, « il fait partie d’une collectivité qui se rassemble autour de lui, à laquelle il demande de faire l’exercice et l’effort d’appréhender son propos par elle-même ». Cet engagement s’est traduit dans la performance dont l’audience est partie prenante ; « la dimension collective de la communauté qui fait l’effort d’écouter, de réagir, montre les choses d’une autre façon », fait remarquer le curateur.

C’est aussi la mise en résonance du texte avec des artefacts du musée – au demeurant souvent inspirés des thématiques de fertilité – qui apporte un regard autre, plus vaste, plus transcendant. Les stations ont été choisies en fonction du texte, mais aussi vice versa, le curateur et la metteure en scène disent avoir également cherché à le lire en fonction de ce qui se trouve dans le musée ; comme dans un processus de vases communicants, comme quand « celui qui dit n’est pas moins important que celui qui écoute. Le mot ne devient parole que lorsqu’il est capté », comme le dit Nadia Tuéni, une autre grande poétesse de notre terre.

Va-et-vient entre les langues

La poésie de ce moment émanait aussi du va-et-vient entre les langues : l’arabe et l’anglais – élégamment maîtrisés par les jeunes lecteurs –, un mélange qui s’avère heureux et qui contribue à transporter l’auditeur dans une autre dimension. Autre dimension également sous le regard des artefacts et déesses anciennes, car les ancêtres eux aussi semblent nous regarder, comme le dit le vers du poète en référence au travail : « The blessed dead that are watching » qui touche la jeune lectrice. « J’ai senti l’esprit en lisant ces mots dans ce lieu avec les vases et les artefacts, dit-elle. Je suis plus connectée aux vibrations du texte ainsi ; cela me donne envie de le lire. »

Le verbe immortel du "Prophète" parmi les œuvres millénaires du Musée de l'AUB. Photo Houssam Chbaro

Si la jeune génération ne connaît pas bien ce monument littéraire national, une fois découvert, le texte résonne avec eux. Si elle adhérait aux propos du poète sur l’amitié par exemple, Sally Jaber confesse aussi que « ce n’est que quand elle les a lus, pour préparer cette performance, qu’elle a réalisé certaines autres choses ». À l’occasion de ce centenaire, le but est en effet aussi d’impliquer les jeunes générations, selon Alfred el-Khoury ; les deux lecteurs en font partie. Alaa Itani y a contribué non seulement par sa belle diction, mais aussi sa connaissance du texte en arabe, une traduction de Mikhaïl Naïmy, représentant comme Gebran des écrivains du mahjar (diaspora).

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Bien qu’écrite dans les années 1920 à New York, au lendemain de la Première Guerre mondiale – le curateur rappelle la nécessité de la replacer dans son contexte que l’on a tendance à oublier –, cette œuvre soulève symboliquement et concrètement des questions que peuvent se poser encore aujourd’hui des citoyens du monde quels qu’ils soient, en rapport avec le consumérisme, la course à la possession, le matérialisme, etc. L’état des choses alors au Liban et ses environs, notamment la Grande Famine, le génocide arménien, les projets colonialistes, avaient également beaucoup affecté l’écrivain qui suivait de près, avec ses amis de la diaspora arabe, les événements dans la région. Selon le curateur, même s’il n’y fait pas une référence directe, Le Prophète y fait écho. Au-delà de sa valeur esthétique, « car c’est aussi cela la fonction de la littérature, et ce qui fait que ce livre tient bon ses cent ans », selon Albert el-Khoury, on peut y voir un vibrant plaidoyer pour la justice, la liberté, l’amour et la vie en abondance, une ode à la nature et un retour à elle, la fraternité, « des sujets éternels », comme dit Lina Abyad.

Les deux récitants, Alaa Itali et Sally Jaber (vue de dos), devant un public attentif. Photo Houssam Chbaro

« Et si c’est un tyran que vous souhaitez abattre, assurez-vous d’abord que vous avez détruit le trône qu’en vous-mêmes vous lui avez dressé. Car comment un tyran pourrait-il gouverner les fiers et les libres, si ne subsistaient au cœur de leur liberté une servitude et au sein de leur fierté un avilissement ? » Les Libanais que nous sommes ne sauraient passer outre ces mots par exemple.

« Et celui qui est versé dans la science des nombres peut vous décrire l’univers des poids et des mesures, mais il ne peut vous conduire à lui.

Parce que la vision d’un homme ne peut prêter ses ailes à la vision d’un autre homme.

Et de même que chacun de vous se dresse solitairement dans la connaissance que Dieu a de lui, de même doit-il rester seul dans sa connaissance de Dieu et dans son intelligence de la terre. »

Le plaisir de cette lecture est de découvrir d’autres extraits que ceux les plus répandus de l’auteur qui a une résonance mondiale. Lina Abyad avoue « avoir découvert » un Gebran qu’elle « avait senti avoir maltraité ou abandonné durant des années ». Elle fait donc sciemment le choix de partager dans cet événement des extraits moins connus et se penche sur différents thèmes, pour certains du quotidien tels que « le boire, le manger, les objets dans nos maisons, les objets qui envahissent notre monde »… pour leur utilité directe, mais aussi surtout pour leur charge symbolique ; et pour d’autres plus « éternels ». Sur le lien parents-enfants, la metteure en scène choisit par exemple « vous pouvez leur faire des maisons qui abritent leurs corps mais pas leurs esprits » plutôt que le célèbre « vos enfants ne sont pas vos enfants, ils sont les enfants de la vie ». Il n’y aurait pas la place ici pour transcrire tous les extraits marquants de cette lecture ; mais il est certain que leur force est d’être là-haut tout en étant tout près.

Sur l'affiche de la performance, une toile de Gebran Khalil Gebran. DR

La lecture file vite… On peut regretter le passage hâtif d’un sujet à l’autre, car le texte pourrait se lire et s’entendre comme une prière ou une incantation. Oser le temps long, oser la prière, la poésie jusqu’au bout en s’autorisant le temps de son respire – puisque l’on est dans un texte et dans un lieu poétiques par excellence. Prendre le temps de savourer la beauté, laquelle est une des raisons pour lesquelles la metteure en scène est de plus en plus attirée par les musées pour présenter son travail – elle avait présenté au même endroit une lecture d’Oasis de Charif Majdalani. « En ce moment de nos vies politiques, il y a une telle destruction, une telle consommation, et si peu d’attachement aux belles choses », dit Lina Abyad, qui s’affirme particulièrement sensible – surtout « à un moment où il y a un appel à la destruction, à la désolation » – aux artefacts du musée mis en parallèle avec les propos du Prophète en ce qu’ils invitent à « revenir sur ces objets simples, sur ce que fut et ce qu’est la vie ».

Si en ces temps, la metteure en scène se réfugie dans un musée pour la lecture du Prophète, c’est qu’il s’y trouve paradoxalement hypervivant.

*Représentations les 5, 12 et 19 décembre au Musée archéologique de l’Université américaine, à 16h. Durée 60 minutes. En anglais et en arabe. Réserver sa place en envoyant un mail à : booking@bafflebanon.org

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