Pour Hacen Soli, la guerre à Gaza « n’a jamais été à propos du Hamas ». Israël détruit les infrastructures de l’enclave « pour bénéficier des réserves de gaz naturel », assure ce dentiste égyptien dans une vidéo vue plus de 500 000 fois sur TikTok. Brandissant le même argument, CJ Werleman, un commentateur australien suivi par 170 000 personnes sur YouTube, y voit, quant à lui, « un génocide motivé uniquement par l’avarice et le profit. » Richard Medhurst, qui se présente comme un journaliste syro-britannique, inscrit la guerre dans un plan plus large de l’Occident, visant à favoriser les exportations de gaz israélien à travers le nouveau corridor IMEC, qui part de l’Inde, puis traverse le Golfe et Israël pour atteindre l’Europe. « Tout en coupant le gaz russe, iranien et arabe du marché international », ajoute-t-il, dans une vidéo aimée 125 000 fois sur Instagram, « et c’est exactement pour cela qu’ils sont à Gaza en train d’abattre des Palestiniens. » Mais ces théories, en plus d’être truffées de raccourcis et d’interprétations douteuses, posent un sérieux problème : elles expliquent une guerre complexe et multifactorielle uniquement par le prisme géostratégique. Or, même cet argument ne tient pas la route. Voici pourquoi.
Qu’est-ce que Gaza Marine ?
Découvert en 2000 par la société British Gas, le gisement offshore Gaza Marine présente des réserves évaluées à 32 milliards de mètres cubes de gaz naturel. Il est complété par un plus petit champ de 3 milliards de mètres cubes près des eaux territoriales palestiniennes et israéliennes. Ces estimations dépassent largement les besoins énergétiques des territoires palestiniens. Elles représentent une manne de 700 à 800 millions de dollars par an, selon les calculs de l’économiste palestinien Samir Hulileh.
Mais Gaza Marine n’a jamais été développé en raison des objections israéliennes. Israël craignait d’une part que les territoires palestiniens n’obtiennent leur indépendance énergétique et d’autre part que les revenus de l’exploitation finissent dans les poches du Hamas. Face aux impasses successives, British Gas a cédé Gaza Marine au néerlandais Shell en 2016, qui l’a à son tour restitué à l'Autorité palestinienne (AP) en 2018.
Mais le 18 juin dernier, l’État hébreu a infléchi sa position, donnant son accord préliminaire à un projet d’exploitation de Gaza Marine conclu entre l’AP et un consortium égyptien, qui comprend la société gazière publique égyptienne EGAS. Benjamin Netanyahu a néanmoins affirmé que les progrès sur ce dossier dépendraient de « la préservation de la sécurité et des besoins diplomatiques de l'État d'Israël », nécessitant une coordination sécuritaire entre Le Caire et Ramallah. Il n’y aurait donc pas de logique qu’après 20 ans d’objection, Tel-Aviv se montre ouvert à ce que l’AP et l’Égypte développent le gisement pour, quatre mois plus tard, bombarder Gaza afin de mettre la main dessus.
Quelles sont les capacités gazières d’Israël, ses besoins et ses projets d’exportation ?
En 2022, Israël a produit 21,29 milliards de mètres cubes de gaz, dont 9,21 milliards de mètres cubes ont été exportés à l'Égypte et à la Jordanie. L’État hébreu souhaite doubler sa production dans les prochaines années et capter de nouveaux marchés, notamment en Europe. Trois réservoirs sont actuellement opérationnels : Tamar, Léviathan et Karish. Un nouveau gisement, Olympus, a été découvert en 2022.
L’immense champ de Léviathan (623 milliards de mètres cubes) et celui de Tamar (200 milliards) constituent les principales ressources gazières de l’État hébreu. À côté, les potentiels rendements de Gaza Marine (32 milliards) apparaissent comme extrêmement limités. Si ce champ devait revenir à Israël, son développement n’aurait donc pas d’impact considérable sur l’indépendance énergétique du pays ni sur ses projets d’exportation. « Si la production était lancée, ce qui n’est pas le cas, rappelle Karen Young, chercheuse principale au Center on Global Energy Policy de l'Université de Columbia, Gaza Marine produirait environ 2 % de la production actuelle de gaz de Tamar et Léviathan. Les revenus ne seraient donc pas suffisants pour justifier qu’Israël se lance dans une guerre qui menacerait des projets bien plus importants. »
Située à portée de roquettes du Hamas, la plateforme de Tamar a d’ailleurs suspendu ses activités le 9 octobre, deux jours après le début de la guerre, pour des raisons de sécurité. Son exploitant, l’américain Chevron, a annoncé lundi – soit plus d’un mois plus tard – avoir repris la production, dont 20 % sont généralement destinées à l’Égypte et à la Jordanie voisines. « La reprise de la production de Tamar est importante, car elle est en partie acheminée par pipeline vers l'Égypte qui peut ensuite l'exporter sous forme de GNL et l'utiliser pour la production nationale d'électricité, explique Karen Young. C’est la clé des liens et des relations économiques entre Israël et l’Égypte. »
Le ministre israélien de l’Énergie a par ailleurs annoncé le 29 octobre avoir accordé douze licences d’exploitation à six compagnies sur Léviathan. Un groupe dirigé par l'italien Eni (ENI.MI) avec Dana Petroleum et l'israélien Ratio Energies (RATIp.TA) explorera une zone à l'ouest du gisement. Un second groupe, incluant la compagnie pétrolière nationale azerbaïdjanaise Socar, BP (BP.L) et la société israélienne NewMed (NWMDp.TA), explorera le nord du champ. « Les entreprises gagnantes se sont engagées à investir sans précédent dans l'exploration du gaz naturel au cours des trois prochaines années, ce qui, espérons-le, aboutira à la découverte de nouveaux gisements de gaz naturel », a déclaré Israel Katz. Un signe supplémentaire que les ambitions gazières israéliennes se concentrent bien au-delà de Gaza Marine.
Mais surtout, les vidéos qui érigent l’argument géostratégique en seule cause de la guerre oublient un fait essentiel : celle-ci a été lancée par Israël en réponse à l’assaut du Hamas le 7 octobre. Cette attaque sophistiquée et d’une ampleur inédite a imposé à Israël comme but de guerre évident la destruction du Hamas, ou du moins de sa capacité de nuisance, afin de le rendre incapable de commettre à nouveau ce type de massacre.
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"Gaza Marine 1 and Gaza Marine 2, and estimated potential gas reserves at around 1.4 trillion cubic feet". Article du 20 June, 2023, Sally Ibrahim, Gaza: Exclusive: Hamas 'to allow' development of Gaza Marine natural gas, amid US-brokered negotiations between PA, Egypt and Israel
Irene Souki
18 h 27, le 17 novembre 2023