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Moyen-Orient - Analyse

Antisémitisme, islamophobie : une haine commune ?

Depuis le 7 octobre dernier, les actes antisémites et racistes ont explosé partout dans le monde. Dans plusieurs pays occidentaux, il est courant aujourd’hui d’imputer ces flambées de violence à l’hostilité que se voueraient les communautés juive et musulmane en oubliant, d’une part, que ces haines puisent en grande partie dans l’histoire locale et, d’autre part, qu’elles sont complémentaires.

Antisémitisme, islamophobie : une haine commune ?

Rassemblement propalestinien à Brest (Finistère), en France, le 28 octobre dernier. Fred Tanneau/ AFP

Dans l’Illinois, aux États-Unis, un propriétaire poignarde deux locataires plus d’une douzaine de fois. L’enfant de six ans périt sous les coups. Sa mère survit au crime. « Vous, les musulmans, vous devez mourir », s’est exclamé le tueur. En Pennsylvanie, un individu s’infiltre dans une manifestation propalestinienne et profère des insultes racistes tout en pointant une arme contre le rassemblement depuis sa voiture. En Californie, des synagogues et des commerces tenus par des juifs sont vandalisés.  En France, une synagogue est taguée : « Victoire pour nos frères à Gaza. Fierté. » Ici, une inscription pollue le portail d’un élu : « Dehors, juif bâtard ». Ailleurs, elle salit le mur d’une association culturelle franco-turque – « Mort à l’islam » – qu’elle joint à une étoile de David.

Ces incidents ne sont que quelques exemples parmi les milliers d’actes antisémites et racistes recensés dans le monde depuis le 7 octobre dernier. Ils s’inscrivent dans un contexte tragique. L’assaut sanglant du Hamas en Israël – qui a fait 1 400 morts – a donné lieu à un déluge de feu israélien contre la bande de Gaza, déjà sous blocus depuis 16 ans. Hôpitaux, écoles, camps de réfugiés, les bombes pleuvent sans répit sur l’enclave, accompagnées de discours politiques déshumanisants et d’appels au déplacement forcé de la population. Le 2 novembre, des experts de l’ONU ont estimé que le peuple palestinien « courait un grave risque de génocide ».

La guerre a beau être localisée, l’onde de choc est internationale. Car aujourd’hui comme hier, le conflit israélo-palestinien suscite des émotions et des engagements à nuls autre pareils, en particulier en Occident. Et s’il ne s’agit aucunement d’une guerre de religions, il est évident que son déroulement sur la terre trois fois sainte est propice à toutes sortes de fantasmes civilisationnels, des plus apolitiques – « Qu’il est triste que les enfants d’Abraham s’entre-tuent ! », « Les monothéismes rendent fous ceux qui s’en réclament ! » – aux plus idéologiques. Il en va ainsi de ceux qui perçoivent Israël comme la tête de pont d’un combat mondial contre l’islam ou de ceux qui projettent sur la résistance palestinienne à l’occupation une bataille plus vaste contre un système mondial dont les juifs, en coulisses, tireraient les ficelles. L’ambiance actuelle, plus que jamais auparavant, sert de terreau à toutes les confusions. Juif, Israélien, sioniste, conspirateur, d’un côté  ; Arabe, musulman, islamiste, terroriste, de l’autre. Un brouillamini dont l’une des conséquences est l’opposition constante entre antisémitisme et islamophobie, comme si chacun était sommé de choisir la condamnation d’un racisme contre l’autre. En découle alors la confrontation entre deux perceptions : la première impute aux « musulmans » une responsabilité déterminante dans la montée de l’antisémitisme ; la seconde attribue aux « juifs » un rôle dans la propagation du racisme antimusulman. Pour les uns, le vieil antisémitisme européen aurait quasiment disparu pour être remplacé par une haine antijuive d’origine islamique et/ou arabe (à laquelle souscrirait une partie de la gauche) drapée sous les oripeaux de l’antisionisme. Pour les autres, ce vieil antisémitisme se serait également dissipé, mais seulement pour être détrôné par l’islamophobie. Et dans les deux configurations, il arrive bien souvent que le sens des mots – antisémitisme et islamophobie – soit galvaudé à des fins politiques et idéologiques.

Avec les « juifs » ou contre les « Arabes » ?

L’antisémitisme est le fruit d’une longue histoire qui remonte à plus de 2 000 ans et dont le stade ultime fut la Shoah, soit l’extermination de près de 6 millions de Juifs d’Europe par l’Allemagne nazie et ses collaborateurs durant la Seconde Guerre mondiale. Ses ressorts sont nombreux, mais l’un des plus persistants est l’attribution aux juifs d’un rôle maléfique au sein des sociétés où ils vivent : ils ont été accusés d’être le peuple déicide, de pratiquer le meurtre rituel, d’empoisonner les puits, d’être à l’origine de la peste, de comploter contre le tsar pour anéantir la chrétienté, d’être capitalistes, d’être communistes, d’être apatrides et cosmopolites, de servir des intérêts étrangers, etc. Dans le monde musulman, cette dimension conspiratoire est quasi inexistante jusqu’à la moitié du XIXe siècle et la pénétration européenne, avant de s’accentuer avec la montée du sionisme. Certes, durant des siècles, les juifs ont vécu sous le régime de la dhimma qui leur a conféré un statut juridique inférieur en échange de la protection de l’État. Mais cette condition concernait également les chrétiens. Selon les époques, l’attitude vis-à-vis des juifs a été franchement hostile ou plutôt ouverte. Mais de façon générale, leur vécu en terre d’islam est incomparable à une histoire européenne où les persécutions ont été systématiques. Après la Nakba cependant, l’antisémitisme européen s’exporte dans la région sous forme de complotisme et de négationnisme, auxquels se combine alors un antijudaïsme d’essence islamique.

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S’il est donc courant de présenter les musulmans comme étant par nature hostiles aux juifs, la réalité est autrement nuancée. Cette confusion est toutefois savamment entretenue aujourd'hui par plusieurs facteurs.

Israël se proclamant État juif, il a lui-même adoubé l’association entre idéologie sioniste, politiques d’épuration ethnique menées par ses gouvernements successifs et appartenance culturelle ou religieuse au judaïsme. Qui plus est, dans de nombreux pays qui lui sont alliés, dont la France, la tendance actuelle est à l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme, non seulement pour nier la Nakba, mais aussi pour faire taire toute critique de l’État hébreu. Cette inclination n’est pas uniquement présente dans une partie du discours médiatique. Elle est cultivée au sommet par les gouvernements et au sein de courants politiques tout à fait mainstream. À quoi s’ajoute le fait qu’au cours de ces dernières années, des actes antijuifs très violents ont été commis au nom de l’islam, prenant parfois pour prétexte le conflit israélo-palestinien. On repense ici à l’attaque contre l’école juive Ozar Hatorah à Toulouse en 2012 où un père, ses deux fils ainsi qu’une petite fille ont été lâchement assassinés par le jihadiste qui a prétexté vouloir venger les enfants palestiniens tués par l’occupation israélienne. Enfin, dans un cadre international marqué par la lutte contre le terrorisme, Israël ainsi que ses soutiens à l’étranger ont vaillamment œuvré à établir un parallèle entre la menace jihadiste transnationale et le combat des Palestiniens contre l’occupation, histoire de délégitimer le second.

Résultat : la lutte contre l’antisémitisme telle qu’elle est présentée apparaît aujourd'hui aux yeux de beaucoup comme un appel à s’unir contre les Arabes et/ou les musulmans plutôt qu’à protéger les communautés juives locales. Ou, tout simplement, comme une injonction à soutenir Israël dans un contexte d’islamophobie et de racisme croissant. Ici, l’islamophobie n’est pas comprise comme la critique ou le rejet de l’islam, mais comme une hostilité vis-à-vis des musulmans en tant que musulmans présentés comme un bloc monolithique dont les membres réels ou supposés sont réduits à leur islamité – parfois à un simple attribut – à partir de quoi, ils sont renvoyés à une altérité jugée irréductible et justifiant les discriminations à leur encontre. Comme pour l’antisémitisme, l’islamophobie peut viser des personnes qui ne sont pas musulmanes, mais sont perçues comme telles. Ses racines sont bien moins lointaines que celles de l’antisémitisme, et les discours qui la propagent s’inscrivent surtout dans un continuum colonial qu’ont réactivé les représentations de « l’autre » enfantées par la « guerre contre la terreur » au lendemain du 11-Septembre.

Soros comme figure du « mal »

Pourtant, si l’antisémitisme et l’islamophobie répondent aujourd’hui à des logiques différentes – on reproche souvent au « juif » d’avoir ce dont on pense être dépourvu, au « musulman » de ne pas avoir ce que l’on pense détenir –, les violences policières, les polémiques autour de la manière de se vêtir ou de manger, les discriminations dans l’accès au logement ou au travail visent en France d’abord les Noirs, les Arabes et/ou les musulmans ; les attaques jihadistes ciblent d’abord les juifs – ces deux racismes sont complémentaires.

À cet égard, le mandat de Donald Trump aux États-Unis a été particulièrement propice à ces combinaisons que d’aucuns jugent à tort comme antinomiques. L’homme du « Muslim Ban » est aussi celui dont une partie des soutiens n’a pas hésité à défiler à Charlottesville en 2017 aux cris de « Les juifs ne nous remplaceront pas ». En France, si l’humeur actuelle est à la réhabilitation de l’extrême droite, jugée expurgée de sa sève antisémite, le fait est que, depuis dix ans, toutes les causes qu’elle a défendues ont été en partie nourries par des tropes antisémites ravivant le mythe du grand complot juif : les juifs sont puissants, manipulateurs, et souhaiteraient organiser la destruction des sociétés traditionnelles par l’invasion migratoire, le démantèlement de la cellule familiale, « l’idéologie du genre » ou encore la vaccination obligatoire, etc. L’un des exemples éloquents en termes d’articulation entre discours antisémite et islamophobe est la focalisation autour de la figure du milliardaire américain d’origine hongroise et de confession juive George Soros, bête noire des nationalistes du monde entier qui lui reprochent, entre autres, de financer à travers sa fondation le « grand remplacement ».

L’opposition constante entre les uns et les autres est ainsi non seulement vaine, elle est aussi dangereuse. D’autant qu’en dépit des apparences, antisémitisme et islamophobie ne sont pas circonscrits à des familles politiques spécifiques, mais irriguent à différentes échelles et avec plus ou moins d’intensité une pluralité de rhétoriques. Si rien n’équivaut à l’extrême droite, le jumelage entre ces deux racismes peut se retrouver partout. En France, il a par exemple été reproché à Emmanuel Macron de réhabiliter le maréchal Pétain ou de remettre en lumière le théoricien antisémite Charles Maurras. Son ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin est lui aussi tombé sous le feu des critiques pour les propos antisémites qu’il a tenus dans son ouvrage Le séparatisme islamiste – Manifeste pour la laïcité (2021). Il y loue la politique de Napoléon à l’égard des juifs, dont « certains », selon Darmanin, « pratiquaient l’usure et faisaient naître troubles et réclamations ». Et pour opérer une comparaison avec sa propre politique à l’égard du « séparatisme islamiste », il cite plus loin une lettre de l’empereur dans laquelle il affirme vouloir « concilier la croyance des juifs avec les devoirs des Français et de les rendre citoyens utiles, étant résolu de porter remède au mal auquel beaucoup d’entre eux se livrent au détriment de nos sujets ».

Quant aux gauches occidentales, il s’est propagé au sein de franges non négligeables un discours particulièrement pernicieux qu’illustrent parfaitement, à titre d’exemple, leurs projections sur la révolution syrienne : depuis 2011, il est courant d’en entendre certains imputer le déclenchement du soulèvement au Mossad, tout en justifiant la répression du régime Assad contre ses opposants par la lutte contre l’impérialisme, d’une part, et du jihadisme, de l’autre. Une représentation lourde de sous-entendus : il est inenvisageable que des Arabes, a fortiori musulmans, puissent aspirer à la liberté et à la justice sociale. Et s’ils le font, ils sont soit téléguidés par des « juifs », soit des jihadistes en puissance, soit les deux à la fois.

Dans ces circonstances, tout devrait amener les cibles de l’antisémitisme et de l’islamophobie à s’unir dans des contextes occidentaux marqués par la progression des extrêmes droites et les replis identitaires. Cela requiert de lutter contre toutes les formes de racisme, quelles que soient les opinions politiques ou religieuses de leurs victimes et même quand elles émanent de leur propre « communauté d’appartenance ». Mais là où le bât blesse, c’est qu’il est impossible ou presque d’en faire un combat hermétique à la question palestinienne, comme le souhaiteraient certains. Car même si ces haines sont faites maison, même si elles ont été cultivées localement et que le conflit israélo-palestinien leur sert avant tout de caisse de résonance, aucune lutte antiraciste ne peut faire abstraction de l’histoire. C’est là la différence majeure entre l’antiracisme moral et l’antiracisme politique. Le premier fait du racisme une question individuelle liée à la peur de l’autre et à l’ignorance. Le second insiste sur les conditions historiques qui ont favorisé son émergence et déterminé ses contours, jugeant en outre que ses répercussions sont toujours à l’œuvre dans les sociétés contemporaines et qu’elles revêtent un caractère structurel. Étant donné les ramifications historiques de la Nakba avec les impérialismes européens, sa dimension coloniale évidente et le rôle joué par l’antisémitisme européen dans la montée en puissance du sionisme, on voit mal comment la persistance de la tragédie palestinienne pourrait s’effacer derrière un discours chantant sur un air arabo-andalou l’amitié entre les descendants d’Isaac et d’Ismaël. Pour l’heure, cela semble sans issue. 

Dans l’Illinois, aux États-Unis, un propriétaire poignarde deux locataires plus d’une douzaine de fois. L’enfant de six ans périt sous les coups. Sa mère survit au crime. « Vous, les musulmans, vous devez mourir », s’est exclamé le tueur. En Pennsylvanie, un individu s’infiltre dans une manifestation propalestinienne et profère des insultes racistes tout en pointant une arme...

commentaires (7)

Superbe article!

Akote De Laplak

17 h 48, le 13 novembre 2023

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Commentaires (7)

  • Superbe article!

    Akote De Laplak

    17 h 48, le 13 novembre 2023

  • quant aux juifs d'Algérie, vous décrivez le verre à moitié vide alors qu'on peut l'expliquer comme à moitié plein. plusieurs témoignages de juifs d'Algérie , (Enrico masias par exemple, Roger Hanin etc....) démontrent le contraire de ce que vous avancez. Ce genre d'attitude ne peut qu'attiser les haines et jeter de l'huile sur le feu... on en n'a pas besoin actuellement.

    HIJAZI ABDULRAHIM

    13 h 57, le 13 novembre 2023

  • JUIFS HEBREUX ET PALESTINIENS MUSULMANS ET CHRETIENS VIVAIENT EN PAIX EN PALESTINE DEPUIS DES SIECLES. LES ARABES NE SONT PAS DES ANTISEMITES POUR LA SIMPLE RAISON QU,ILS SONT DES SEMITES. PAR CONTRE ILS SONT DES ANTISIONISTES COMME IL Y A NOMBRE DE JUIS QUI LE SONT AUSSI. ACTUELLEMENT JUIFS ET PALESTINIENS DOIVENT VIVRE ENSEMBLE DANS DEUX ETATS ET SE RESPECTER MUTUELLEMENT. LA REALITE ET LES FAITS L,IMPOSENT.

    LA LIBRE EXPRESSION

    13 h 23, le 13 novembre 2023

  • Les musulmans modérés dit ne pas cautionner les actes de barbarie des islamistes en leur nom, mais aussitôt qu’un pays OCCIDENTAL mène une guerre pour les éradiquer parce qu’ils ont commis des attentats dans le pays qui les a accueilli, les populations du monde arabe descendent dans rue pour crier leur haine de l’occident en le traitant d’islamophobe en brûlant les drapeaux et en piétinant les symboles du pays qu’ils disaient soutenir. A un moment Il faut savoir être conséquents et montrer ses convictions sans parti pris ni connivence ni sectarisme, on n’arrive pas à suivre.

    Sissi zayyat

    13 h 13, le 13 novembre 2023

  • Il ne faut pas enjoliver la situation des juifs dans les pays arabes avant la création d ISRAEL : ils étaient enfermés dans des ghettos,obligés á porter des vêtements distinctifs,payer des taxes et constamment humiliés et menacés. J en veux pour preuve l accueil reçu par les français de la part des juifs d Algérie,vu comme de sauveurs. Ils ont appris le français,laissé les écoles rabbiniques au profit de celle laïque de la république ,ce sont tellement bien assimilés qu ils ont reçu la citoyenneté française en 1882 puis ont quitté l Algéroe en 1962 aux côtés des français .

    HABIBI FRANCAIS

    12 h 10, le 13 novembre 2023

  • Si l’antisémitisme est séculaire en Europe , l’anti sionisme au proche orient est d’ apparition récente. Cela date de l’arrivée massive des juifs d’Europe , la création d’Israel et l’attitude conquérante de cet état vis à vis de ses voisins. L’orient a toujours été une terre paisible pour les trois religions . Depuis toujours. tous les pays de cette région avaient une communauté juive importante qui vivait en toute harmonie avec les autres communautés. On ne note pas d’accidents antisémites notables. ( j’exclue les échauffourées en Palestine qui avaient un caractère nationaliste). Par contre l’antisémitisme a toujours existé en Europe . La situation s’est empirée depuis que l’anti sionisme est devenu pour certains gouvernements synonyme d’antisémitisme.

    HIJAZI ABDULRAHIM

    01 h 10, le 13 novembre 2023

  • Un bon article. Une analyse honnête qui fait malheureusement défaut dans les médias occidentaux.

    N.K.

    19 h 30, le 12 novembre 2023

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