C’est un bel essai, érudit et engageant, que Tarek Mitri nous offre en un anglais clair et stylé. Réparti en cinq chapitres dont les trois premiers sont historiques et les deux derniers plus synchroniques, Christians in Arab Politics brosse un monde complexe, vieux de deux mille ans, et démontre la grande connaissance de son auteur qui mène une réflexion sage et mesurée d’un phénomène contemporain inquiétant : la courbe de déclin solide au cours de ce qu’il appelle, empruntant sa belle terminologie au grand historien anglais Eric Hobsbawm, « le long XXe siècle ».
Le souci du détail est remarquable malgré l’ampleur du sujet. Au Liban où notre vision tend à être nombriliste – en partie parce que les chrétiens y participent d’une décision nationale qui n’est pas l’apanage des autres communautés chrétiennes de la région –, nous voyons de trop loin, et plutôt mal, les autres chrétiens de l’Orient. L’auteur présente, en quelques pages serrées, chacune de ces diverses communautés, souvent coincées entre des États dictatoriaux et la montée du communalisme islamiste qui culmine en Da‘esh. En Irak et en Égypte en particulier, les communautés se sont trouvées marginalisées par des régimes autoritaires. Le choix est de les soutenir, comme en Syrie ou en Jordanie, ou de s’en aller. L’Irak, que je connais mieux, a vu une violence inouïe après sa libération-occupation en 2003. Je me souviens d’une visite à Bagdad, à l’un de ces moments terribles des attaques systématiques contre les chrétiens, où le président de l’Irak Jalal Talabani et le président du Kurdistan irakien Masoud Barzani, ensemble en une occasion rare dans leur antagonisme atavique, étaient réunis avec tous les prélats des communautés chrétiennes du pays. Ahmad Chalabi, un des rares visionnaires irakiens, m’avait fait quelques jours plus tard cette réflexion : ces occasions à la grande pompe masquent l’essentiel qui est l’impératif de la protection des citoyens irakiens ciblés par le fanatisme de la part des instances de police et de l’armée, et son absence atterrante.
Tarek Mitri, dans cet esprit critique et efficace, remet tout en cause, y compris la perception de ce déclin, dans une analyse démographique et migratoire étoffée (Ch.3). Le phénomène migratoire n’est pas seulement chrétien. En Égypte par exemple, la communauté copte a gardé une consistance réelle qui n’a pas changé fondamentalement en termes relatifs à l’ensemble de la population ces deux derniers siècles.
En Égypte aussi, il m’a rappelé les grands moments du Wafd que la sagesse et la vision nationales de Saad Zaghloul ont développés pendant deux belles décennies essentielles après la Révolution de 1919. Celle-ci a depuis les années 1940 succombé aux querelles internes du parti, exacerbées à mon sens par la dictature de Nasser et la montée des Frères musulmans, elle-même nourrie par la violence du leader égyptien, un homme militaire, qui après avoir fait taire le grand juriste Abdel-Razzaq al-Sanhuri battu en son propre tribunal par ses sbires en 1954, a procédé au procès et à la pendaison de Sayyed Qotb en 1966, le grand théoricien des Frères. Les leaders chrétiens nationaux d’Égypte disparaissent dans cette exacerbation militaro-islamiste qui domine plus d’un demi-siècle, pour refaire surface dans l’espoir bref porté par la grande Révolution du Nil (mon intitulé préféré) en 2011. L’un de ces grands nationalistes, Georges Ishaq, nous a quittés cette année.
Tarek Mitri poursuit sa lecture au temps présent, en montrant comment en 2012-2013, l’armée permet le massacre en plein Caire des rassemblements de coptes, accentué par la politique de répression sectaire du président Morsi. Il faut ajouter dans la foulée, paradoxe explicable, le renversement de Morsi en 2013 et sa mort tragique en prison en 2019.
Il me semble que les chrétiens de Palestine manquent un peu de punch dans cette vaste fresque, tour de force en 140 pages. Dans la section qu’il présente, l’auteur ne constate pas assez leur disparition tragique. Ils se sont étiolés, à ma connaissance, de quelques vingt pour cent en Palestine historique au début du XXe siècle à un pour cent de nos jours ! Les statistiques officielles israéliennes mentionnent 1,21% des naissances, il y en a sûrement bien moins à Gaza, à Jérusalem et en Cisjordanie. Je ne saurais pour ma part assez condamner le Vatican, en particulier, et l’Occident en général de les laisser ainsi disparaître, victimes principalement de l’État d’Israël et de son communalisme juif fier de lui et dominateur. Le traité entre le Vatican et Israël de 1993 doit être révisé en urgence pour retrouver le souffle onusien de Jérusalem, ville internationale aux trois grandes religions, inscrit dans des textes oubliés de 1949, encore efficaces juridiquement.
Dans les deux derniers chapitres, Tarek Mitri, à son habitude, exhibe une modestie exagérée de ses vastes connaissances. Dans ces pages, plus actuelles, il s’excuse auprès du lecteur de ne pas examiner plus profondément les rouages du communalisme. Il propose quand même une vue d’avenir qu’il conçoit dans la renaissance d’un « pact of citizenship », « un contrat de citoyenneté qui lie ensemble chrétiens et musulmans et promet le renouveau du rôle joué au début de la Nahda du vingtième siècle ».
Un bel essai, par un grand humaniste, avec une vision d’avenir sur un fond bien glauque.
Christians in Arab Politics. Reclaiming the Pact of Citizenship de Tarek Mitri, L’Orient des Livres, 2023, 136 p.