Guernica-Gaza : si, dans les lignes qui suivent, il va être question d’un aussi improbable jumelage, ce n’est pas seulement parce que ces deux cités sont unies dans un même martyre.
Incommensurable est la cruauté guerrière, surtout quand le progrès technologique vient parfaire l’œuvre de mort. Londres, Dresde, Hambourg : pour n’en citer que quelques-unes, innombrables sont ainsi les villes qui, au fil des conflits, ont subi ces pluies d’acier et de feu s’abattant des cieux, la primeur de la bombe atomique se voyant dévolue à Hiroshima. Attaquée par les aviations hitlérienne et mussolinienne en 1937, soit en pleine guerre civile d’Espagne, la paisible localité basque de Guernica fut cependant, pour son malheur, le site du tout premier bombardement aérien massif visant une innocente population civile. Cette meurtrière innovation inspirait alors à Pablo Picasso le plus célèbre de ses chefs-d’œuvre, une gigantesque toile de couleurs blanche et noire, aussitôt reconnue universellement comme un des témoignages les plus puissants contre les horreurs de la guerre.
Le mouchoir de poche qu’est Gaza, ce lieu le plus densément peuplé sur Terre, n’a rien, c’est vrai, d’une petite ville basque bien tranquille. Irréductiblement rebelle à l’occupation, ce territoire a, en fait, collectionné les baptêmes du feu. Du moment toutefois que toutes les vies se valent et que les souffrances humaines ne sauraient être quantifiables, on se gardera de signaler qu’en sa quatrième semaine de calvaire, l’infortunée Gaza affiche d’ores et déjà un bilan dix fois, quinze fois plus lourd que les quelques centaines de morts tombés à Guernica.
Pourquoi, dès lors, l’anachronique jumelage ? Parce que, à 86 ans d’écart, c’est une démente application qu’apporte Israël, avec ses avions et maintenant ses tanks et ses canonnières, à l’art de tuer : de tuer en masse, que ce soit pour l’exemple ou par bestiale vengeance, comme l’ont fait hier ces monstrueuses bombes d’une tonne qui, d’une salve, ont fauché 400 personnes dans un camp de réfugiés. Parce que, pas plus que l’art, la barbarie n’a de patrie. Parce que, s’il était encore de ce monde, Picasso ou tout autre peintre de génie eut sûrement trouvé dans l’épouvantable surréalisme de la guerre de Gaza ample matière à révolte picturale. Parce que, par son impardonnable veulerie, la communauté internationale a laissé Benjamin Netanyahu barbouiller le tableau à l’aide de gros flots de peinture rouge.
Mais peut-être, au fond, le forcené s’est-il surpassé dans cette orgie de sang, rendant ainsi superflu tout accablant verdict que rendraient les maîtres du pinceau. À l’ère du cathodique en direct et de l’information instantanée écumant en non-stop les réseaux sociaux, les images dantesques du pilonnage de Gaza, de ses tours s’effondrant comme châteaux de cartes, de ses hôpitaux, écoles et lieux de culte rasés, de sa population affamée prise dans la nasse, ne pouvaient, à la longue, que pénaliser les auteurs du massacre. En témoignent la vague de colère et d’indignation qui secoue une large portion de l’opinion mondiale, mais aussi l’exigence d’un cessez-le-feu immédiat enfiévrant en ce moment les grandes universités américaines ; au pays de l’Oncle Sam, la contestation a même fait irruption dans l’enceinte du Sénat où des manifestants ont perturbé à diverses reprises hier l’exposé du secrétaire d’État Blinken qui réclamait des masses de dollars pour alimenter la boulimique machine de guerre israélienne. Faut-il ajouter que par ses inhumains excès, Netanyahu doit assumer la responsabilité première de la prolifération d’actes bassement antisémites dans les pays occidentaux et jusqu’aux confins du Caucase ?
Encore cet effet boomerang n’est-il que l’un des résultats du vertigineux jeu de miroirs dans lequel se sont eux-mêmes enfermés les ultras d’Israël. Brandissant à tout venant – et le plus souvent à mal escient – l’horrible souvenir de l’Holocauste, ceux-là en sont venus à prendre souvent exemple sur leurs bourreaux. Ils foulent aux pieds les traités, tout comme les résolutions des instances internationales. Ils se sont trouvé sur place leurs propres sous-hommes, ces Palestiniens épisodiquement déportés ou massacrés que le ministre de la Défense assimilait l’autre jour à des animaux humains. Ils occupent et annexent les territoires de leurs voisins ; et c’est la même quête d’espace vital que revendiquent, au nom des Livres saints cette fois, les colons de Cisjordanie occupée en dépossédant criminellement de leurs terres leurs légitimes et ancestraux propriétaires.
Le plus angoissant demeure cependant cette scission planétaire à laquelle mènent, inexorablement peut-être, les agissements de Netanyahu et de sa clique d’illuminés, même s’ils ne sont pas seuls à jouer avec ce feu-là. Ici, en effet, un sionisme qui, de politico-militaire, est devenu outrageusement messianique et biblique ; et là un islamisme militant dont l’Iran et la Turquie se font les champions, maintenant qu’ils ont fini de dessaisir les Arabes de la cause palestinienne. Il n’en fallait pas davantage pour raviver le vieux spectre d’une guerre des civilisations dont les premiers à se voir laminés seraient les peuples épris de paix.
La question de la fin : pourquoi l’Occident a-t-il l’obligation, tant morale que politique, de stopper la course à l’apocalypse ? Parce que c’est lui qui se pare le plus ostensiblement, et même jusqu’à l’exhibitionnisme, des valeurs de démocratie et de justice. C’est lui qui trahit ses idéaux d’éthique et de droits des peuples en laissant Netanyahu et ses acolytes marginaliser la question palestinienne, en contemplant passivement le naufrage de la seule solution équitable, celle des deux États. C’est encore l’Occident qui cautionne la tuerie de Gaza ou ne consent à s’émouvoir que du seul aspect humanitaire du problème.
Oui, qu’on nous l’explique une bonne fois : comment diable peut-on tout à la fois condamner les atrocités du Hamas, ainsi que la cruauté d’un Assad arrosant ses sujets de barils d’explosifs, et passer sous silence les démentes ardeurs du Néron israélien ?
Issa GORAIEB