« Pour une fois, les Israéliens se font écraser ! » hurlent des amis alors que nous sommes assis dans un appartement à Beyrouth, ce samedi où tout a basculé. L’assaut du Hamas, le Déluge d’al-Aqsa, a déjà débuté depuis quelques heures. Une chaîne de télévision arabe est allumée devant nous. Les images d’Israéliens pris en otage tournent en boucle avec celles de corps d’enfants, de femmes et de morts abattus à Sderot. Autour de moi, de l’alcool, des cigarettes, tout sauf des islamistes, l’ancienne génération de communistes, des jeunes gauchistes et même des apolitiques, personne ne se désole. Pour la première fois, le chiffre des morts israéliens est plus élevé que celui des Palestiniens. Je reçois en même temps les mots d’un « refuznik » (objecteur de conscience, NDLR) israélien. Né de parents irakiens, il a appris seul l’arabe pour se reconnecter à son histoire, se rapprocher des Palestiniens. Il vit dans la banlieue de Tel-Aviv : « Je me sens meurtri jusqu’au plus profond de mon âme, à cause des horreurs qui se produisent ici et de la peur de ce qui va se passer ensuite. Je vis l’un des moments les plus horribles de ma vie, les images sont insoutenables, comme si nous étions de retour en Allemagne en 1940. » Je relève la tête, je ne dis rien.
Une notification apparaît sur l’écran de mon iPhone : « Je suis Palestine », c’est ma mère. Je m’emporte contre elle. Ma mère n’est ni antisémite ni une islamiste radicale, mais qu’elle m’écrive « Je suis Palestine » quand un tel carnage se déroule me semble indécent. Elle m’écrit : « Pardon » et elle supprime son premier message. Elle me demande des nouvelles de Laura et de sa famille. Laura est ma meilleure amie, elle est franco-israélienne. Nous sommes tous deux nés à Paris, mais elle a décidé à l’âge de dix-neuf ans de faire son « alyah » (immigration d’un juif en Israël, NDLR) et moi de partir vivre au Liban. Elle vivait à Tel-Aviv et moi, Beyrouth, et nous avons tenu pendant deux ans une correspondance intitulée « En attendant la guerre » sur le site du quotidien français Libération. Grâce à Laura, j’ai pu échanger avec des Israéliens que j’aurais difficilement connus sans elle. Notre chronique n’existe plus, mais notre titre n’avait pas été choisi par hasard : la guerre, on savait qu’elle allait arriver, la voilà. Laura a vécu en Israël de 2009 à 2023. Elle a déménagé il y a deux mois à Paris avec son mari israélien et son fils pour une raison simple : ne plus revivre une guerre.
Le dialogue s’arrête à la Palestine
À chaque début d’embrasement, c’est la même histoire. Des mots d’insulte et des accusations : « Il faut une fois pour toutes se débarrasser de cette vermine » et « ce sont tous des criminels » sont des messages que j’ai reçus sur mes réseaux sociaux. La « vermine », ce sont les Palestiniens. Tous les criminels, les « Juifs ». Je réagis toujours de la même façon : je relève la tête, je ne dis rien. Les réseaux sociaux finissent par ressembler à un stade où se déroule un triste match. Mon entourage arabe sort le drapeau palestinien, parfois libanais. L’autre moitié de mes réseaux brandissent le drapeau israélien. À chaque post, chaque « story », un drapeau. Je me retrouve au milieu de deux mondes que plus rien ne rassemble.
« Et quand des innocents meurent à Gaza ? Quand les Israéliens bombardent des innocents, des femmes et des enfants, personne ne dit rien en Israël, ni en France ? Pourquoi ? Parce que les Gazaouis ne leur ressemblent pas ? » me dit une amie palestinienne, parmi tant d’autres, devant des vidéos du massacre de la rave-party. En mai 2021, lorsque 200 civils palestiniens, dont un tiers d’enfants, ont trouvé la mort en l’espace de onze jours, il est vrai que je n’ai pas le souvenir d’un mouvement de désolation. L’occupation quotidienne des territoires palestiniens, non plus, ne soulève pas des vagues d’émotion collective. Ceux-là mêmes qui reprochent les silences de certains ne s’exprimaient pas quand des innocents palestiniens trouvaient la mort. Devrait-on les traiter d’antiarabes ? De racistes ? De fondamentalistes juifs ?
Le silence comme droit de réponse
Le dialogue Orient-Occident s’arrête à la Palestine. Un fossé se creuse entre eux et nous. Qui sont ce « eux » et ce « nous » ? Nous, ce sont les Arabes, de l’Algérie au Liban. Eux, ce sont les juifs, les Israéliens et parfois les Occidentaux. Cette division du monde me désole, mais lorsque ce conflit s’enclenche, chacun revient à ses positions, chacun revient dans son camp naturel. Les amis de toujours ne s’adressent plus la parole, ne se comprennent plus, ne s’entendent plus. J’ai déjà vécu une première fois cette expérience lors de la guerre de juillet 2006 entre Israël et le Liban, j’avais perdu contact avec mes amis de confession juive. L’autre est déshumanisé. Ton ami devient ton ennemi et l’ennemi n’a plus de visage. S’installe un dialogue de sourds que seuls le silence et une remise en question de son propre camp peuvent empêcher.
Pour les uns, le silence est perçu comme de l’antisémitisme. Pour les autres, comme une collaboration avec les sionistes. Ne pas afficher un drapeau palestinien en temps de guerre est ressenti comme une traîtrise. Pourtant, le silence exprime l’incapacité de se laisser enfermer dans un camp, affligé par les images des pick-up emportant une vieille femme en otage, des exécutions à bout portant, et tout autant affligé par les bombardements d’immeubles habités par des civils à Gaza, du quotidien des Palestiniens entre blocus, murs et checkpoints. Je fais partie de ces silencieux, Laura et beaucoup d’autres aussi. Lorsque j’ai parlé à Laura d’écrire sur les réactions des uns et des autres, elle m’a répondu : « J’espère que tu titreras ton article : « Fermez bien vos gueules ! » »
Par Sabyl GHOUSSOUB
Écrivain. Dernier ouvrage : « Beyrouth sur Seine » (Stock, 2022).
Difficile période où la raison et l'humanisme se font dévorer par la passion dans laquelle nous pourrions tous être tentés de sombrer par désespoir ou facilité...
12 h 57, le 26 octobre 2023