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Culture - Culte

La lanterne jaune, la salade iceberg roquefort, les frankfurters et les « makanek » du Beirut Cellar…

Un restaurant, un hôtel, un bar, une boutique, une plage... Un lundi par mois, nous vous emmenons à la (re)découverte d’un endroit inscrit, d’une manière ou d’une autre, dans la mémoire collective libanaise. À travers l’histoire de ces lieux, cette rubrique vous raconte surtout pourquoi ils sont encore aujourd’hui... cultes. Pour ce douzième numéro, le restaurant The Beirut Cellar , fondé rue Chéhadé à Achrafieh en 1978.

La lanterne jaune, la salade iceberg roquefort, les frankfurters et les « makanek » du Beirut Cellar…

C’est une lanterne jaune qui éclaire un coin de la rue Chéhadé depuis le printemps de 1978. Photo Michèle Aoun

C’est une lanterne jaune qui éclaire un coin de la rue depuis le printemps de 1978. Une lanterne jaune qui, les années suivantes, diffusait souvent la seule lumière de Tabaris, même au plus fort des guerres que ce quartier a sans cesse écopées. Comme une promesse, un espoir, une folie peut-être. Une lanterne jaune dont on s’est fréquemment demandé comment elle a résisté au passage de tant et tant de tempêtes. À tel point qu’elle est devenue, au fil du temps, un repère réconfortant et emblématique de la rue Chéhadé, et pour tout dire de Beyrouth. C’est une lanterne jaune démontée au printemps de 2022, et qui en disparaissant avait éteint quelque chose dans l’âme du paysage autour. Cette lanterne-là, mythique s’il en est, c’est celle du tout aussi mythique Beirut Cellar, installé ici depuis 45 ans. D’ailleurs, combien sont-ils, les restaurants beyrouthins qui peuvent se targuer de survivre et surtout d’être restés incontournables, des piliers, près de cinq décennies plus tard ?

Mais ce n’est pas seulement la longévité du Beirut Cellar qui lui confère son caractère culte, autant que son obstination à résister à tous les coups reçus. Et d’autant plus en continuant à incarner un « classique » où l’on (re)vient manger comme on le fait chez des amis ou de la famille : en réclamant les mêmes plats sans prétention et qu’on aime parce qu’ils sont les mêmes, et que c’est « comme à la maison ». Au grand bonheur des habitués, cette lanterne jaune qu’on pensait démontée pour toujours est revenue éclairer ce même coin de la rue Chéhadé depuis jeudi dernier, 28 septembre. Encore une fois, le Beirut Cellar rouvre, mais cette fois-ci après une décision de fermeture définitive prise en avril 2022. Encore une fois, une chance est donnée au Beirut Cellar, « la millième, mais qu’il mérite », confie avec tellement d’émotion son actuel copropriétaire, Christian Djermakian.

L’escalope oreille d’éléphant, un classique des lieux. Photo Michèle Aoun

Un enfant de la guerre

On comprend mieux l’ambiance du Beirut Cellar, ce côté à la fois simple et festif, quand on apprend que ce restaurant est né de l’idée un peu folle qu’ont eu quatre copains en pleine guerre civile libanaise. « On avait l’habitude de sortir tous les soirs, bombardements ou pas, on s’en fichait un peu. Alors on s’était simplement dit : pourquoi ne pas ouvrir une sorte de pub-restaurant avec une dizaine de tables. On s’est dit : au pire, ça sera un endroit à nous, on couvrira nos frais, même si personne ne vient », raconte Bernard Djermakian, qui a dirigé dès le premier jour cet établissement cofondé avec David Tyan, André Chéhab et Ibrahim Mouzannar. « Nous avions fait appel à Jerry Guréguian, qui avait des idées incroyables, dont celle du pub Cellar qui avait brièvement ouvert entre 1972 et 1975 à Hamra. On en a repris le nom, et Jerry s’était occupé du concept et de la décoration. » Les quelques premiers mois d’ouverture, le temps d’aménager l’intérieur, le Beirut Cellar se réduit à un bar et une poignée de tables en extérieur qui ne désemplissent pas un soir.

Les années de guerre, le Beirut Cellar résume cette manière extrême de faire la fête, manger et boire. Photo DR

Un article paru dans L’Orient-Le Jour à l’été de 78, et intitulé « Le Beirut Cellar, c’est bien parti ! » raconte ces moments : « Malgré une musique à tout casser, un nombre incalculable de voitures essayant de se garer dans les ruelles et le monde fou qui était venu avant-hier à l’inauguration – le voisinage n’a pas protesté contre le tapage nocturne. Très compréhensifs, certains ont même adressé leurs vœux aux propriétaires du pub restaurant : Vous avez créé de la vie dans le quartier ! (…) On n’avait jamais vu autant de monde à la fois arriver des quatre coins de Beyrouth. (…) La formule du Cellar a beaucoup plu à tous : un bar dans le jardin très joliment décoré et au menu steak salade et grosses saucisses de Francfort... » À lire ces mots, il nous est difficile de comprendre cette insouciance qui prévalait pourtant à une époque de grandes violences, notamment l’assassinat de Tony Frangié en juin 1978 et les tensions que cela avait pu provoquer. « Nous étions tous un peu fous, poursuit Bernard Djermakian, en septembre 1978, l’intérieur a brûlé à cause d’un obus, alors qu’on n'avait même pas ouvert encore. Au lieu que cela nous décourage, on avait été prendre un prêt de la banque Tohmé et en mai 1979, le lieu était intact et nous l’avons rouvert. »

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Les années de guerre, le Beirut Cellar résume d’abord à lui seul cette manière extrême de faire la fête, manger et boire, comme pour conjurer toutes les abjections qui secouaient Beyrouth et le Liban. D’ailleurs jusqu’à ce jour, à chaque fois qu’on évoque cette époque, il est dit que le Cellar est le seul restaurant de Beyrouth à n’avoir jamais fermé. « Ce n’est pas totalement vrai, quoique de manière générale, même quand les bombardements pleuvaient sur Achrafieh, il y avait toujours du monde chez nous », se souvient Bernard Djermakian à propos de ce lieu qui agira dans un premier temps comme une bulle indolente en retrait de la violence et où « tout le monde venait surtout boire au départ, faire la fête jusqu’à pas d’heure, parce qu’ils ne savaient pas s’ils allaient crever en rentrant chez eux ou le lendemain ». Bachir Gemayel qui habitait la même rue était de ce fait l’un des habitués du bar intérieur qui avait été constitué à partir de fond de bouteilles Almaza d’un litre. « Ce n’est que vers la fin de la guerre civile, et puis au début des années 90 que le lieu a plutôt évolué en un restaurant de 95 couverts, avec la carte qui s’est développée et l’ambiance devenue plus familiale », nuance Djermakian.

Le tableau est accroché à nouveau pour la réouverture du restaurant. Photo Michèle Aoun

Les classiques

Si, dès lors, le Beirut Cellar change de mains à plusieurs reprises, d’abord cornaqué par Bernard Djermakian et David Tyan, puis piloté par un groupe de femmes entre 2004 et 2016, avant d’être repris par Christian Djermakian (fils de Bernard) en 2016, il y a quelque chose de presque troublant dans le fait que le restaurant soit resté, au fil de ces années, une sorte de capsule intemporelle où, à quelques exceptions près, tout a été préservé, conservé. Un classique, en fait. De la décoration intérieure, qui nous transportait dans l’ambiance d’un chalet suisse, avec ses tables et son bar en bois de chêne sombre, sa mezzanine un rien médiévale, ses murs brossés et constellés de poutres en bois sombre, ses serveurs qui étaient des repères, son sol en damier, et surtout cette idée d’une chaleur qui rappelle la maison.

« En fait, ce qui n’a jamais changé, c’est que le Cellar a toujours été sans prétention. Ça n’a jamais été un endroit où l’on vient pour voir et être vus, mais plutôt un lieu sûr, réconfortant où l’on retrouvait la famille, des visages familiers, les mêmes habitués, et où l’on mange bien », insiste Christian Djermakian qui vient tout juste de redonner une énième vie au restaurant, en s’associant avec un partenaire d’ailleurs rencontré au détour d’un déjeuner sur la terrasse du Beirut Cellar. C’est cependant particulièrement la carte de l’établissement qui en fait un lieu si culte, un peu dépareillée, à la croisée de plusieurs cuisines, mais qui sont comme un peu comme nos propres madeleines de Proust. Les saucisses de Frankfort avec leur salade de pomme de terre, le filet Cellar et l’escalope oreille d’éléphant ; les nachos sous une coulée de fromage ; les makanek au sumac ; la salade iceberg roquefort sans pareille à Beyrouth ; ses sambouseks de viande… Toutes ces choses qui finissent par s’empiler à table, comme des mezzés, et qui réconfortent à midi comme le soir, d’un déjeuner du dimanche où chaque famille retrouve sa table, jusqu’à la fin de la nuit où les serveurs vous accueillent sans broncher.

Nouveau décor, nouveau départ, la nostalgie en plus. Photo DR

Aujourd’hui, alors que le Beirut Cellar rouvre, les habitués du lieu seront sans doute déstabilisés par le changement radical du décor confié à Maya Aoun Sayad. « Une grosse nafda » comme le décrit Christian Djermakian, « mais une nafda, un dépoussiérage nécessaire parce que malheureusement, l’infrastructure vieillissante ne nous aurait pas permis de reprendre nos activités. Même si de prime abord, l’intérieur a été entièrement rénové, nous avons tout de même tenu à conserver la même ambiance, la même disposition des tables, et certains serveurs comme Issa et Paul qui reviennent, en plus de Abdo Jabbour, qui officiait à l’époque de mon père, et qui gérera le lieu. Même au plus bas, nous avons cru en Beyrouth et dans le Cellar. Ce lieu, c’est mon histoire personnelle familiale. C’est plein d’émotion, de nostalgie. C’est ce qui nous a permis d’aller à l’école, de voyager, de vivre en fait. Mais c’est surtout l’histoire de toute une génération, un repère de Beyrouth qu’il me fallait sauver », conclut Bernard Djermakian en promettant que les classiques de la carte restent. Et en conservant ses goûts, même si le Beirut Cellar ne ressemble plus vraiment à ce qu’il a été, ce lieu continuera d’abriter un précieux goût de Beyrouth…

C’est une lanterne jaune qui éclaire un coin de la rue depuis le printemps de 1978. Une lanterne jaune qui, les années suivantes, diffusait souvent la seule lumière de Tabaris, même au plus fort des guerres que ce quartier a sans cesse écopées. Comme une promesse, un espoir, une folie peut-être. Une lanterne jaune dont on s’est fréquemment demandé comment elle a résisté au passage...
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