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Sorj Chalandon : l’enragé, c’est lui

Rencontre avec l'auteur français, invité du festival Beyrouth Livres qui débute le 2 octobre.

Sorj Chalandon : l’enragé, c’est lui

Les faits remontent à 1934. Le 27 août de cette année-là, cinquante six enfants s’évadent de la colonie pénitencière de Belle-Île-en-mer. Ils passent le mur après une mutinerie, mais restent prisonniers de l’île. La chasse aux enfants est ouverte, les habitants de l’île et même les touristes sont mis à contribution, chaque enfant retrouvé et livré à la police rapportera vingt francs, alors tout le monde s’y met. Tous les « colons » seront capturés en peu de temps, tous sauf un, dont on dira qu’il s’est noyé. Mais cet évadé, Sorj Chalandon va lui imaginer un tout autre destin. Avec le talent qu’on lui connaît, sa façon si juste d’incarner des personnages, sa maîtrise de l’art du suspense, sa manière de laisser l’émotion s’engouffrer dans les interstices, il mène tambour-battant quatre cents pages haletantes qu’on ne peut quitter qu’à regret. Rencontre avec cet aventurier de l’écriture qui n’a de cesse d’arpenter les tourments du monde.

Vous aviez découvert l’existence de cette colonie pénitencière pour enfants il y a de nombreuses années, mais sans trouver le temps d’écrire là-dessus. Qu’est-ce qui a déclenché le retour par le roman à ce sujet ?

Oui, j’avais découvert son existence au moment de la fermeture de cette colonie, en 1977. Et j’avais été bouleversé que jusqu’en 1977, des enfants aient continué à occuper les mêmes cellules qu’en 1880 et à être traités de la même manière qu’un siècle plus tôt. Cette découverte a été pour moi un rendez-vous manqué parce que je n’ai pas trouvé le temps de m’y atteler, mais le sujet a continué à me hanter et pour cause, j’ai été moi-même un enfant battu. Entre mes sept ans et mes seize ans, j’ai vécu sous la menace permanente de mon père qui répétait : « Tu iras en maison de correction (ou de redressement) si… » Je me souviens que j’avais douze ans lorsqu’un soir, il m’a dit de faire ma valise et m’a emmené dans les environs de Lyon, m’abandonnant seul devant une porte close. J’étais en larmes. Dix minutes plus tard, il est revenu en me disant : « Je te donne encore une chance. » J’ai écrit Profession du père et Enfant de salaud qui abordaient le sujet de la maltraitance, mais pour écrire ce livre-là, il m’a fallu attendre que mes deux parents meurent.

Mais vous avez continué à vous rendre à Belle-Île-en mer et à vous documenter sur le sujet ?

Oui, comme le sujet me hantait, j’ai beaucoup lu sur l’enfance maltraitée, des romans certes, mais j’ai aussi fait beaucoup de recherches dans la presse de l’époque et c’est quand j’ai découvert l’existence de la mutinerie, mais surtout lorsque j’ai appris que tous les mutins avaient été retrouvés sauf un, que j’ai compris que je pouvais m’emparer du sujet en romancier. Parce qu’il n’était pas question de faire un roman larmoyant sur les mauvais traitements subis par les enfants, il me fallait les ingrédients du romanesque et cet enfant évadé, j’ai eu envie que ce soit moi. En outre, j’ai continué à aller sur l’île pour mes vacances et à tourner autour du pénitencier ou ce qu’il en restait… Au fond de moi, il y a un journaliste qui ne dort jamais, ce qui signifie que j’ai besoin de puiser dans le réel pour construire ma fiction. Les cinquante-six mutins et l’enfant qu’on ne retrouvera pas, s’ils n’avaient pas existé, je n’aurais pas pu écrire. Et là, j’ai offert à ce petit Jules la violence que j’ai subie, mais aussi ma rage et ma colère.

Il y a en effet dans l’écriture une sorte de superposition entre le narrateur et le personnage principal. La voix du narrateur, c’est à la fois la vôtre et celle de Jules.

Mais oui ! Je dois avoir éprouvé les choses pour les écrire, c’est ma limite de romancier. Je ne pourrais pas incarner un mousquetaire par exemple, parce que je ne monte pas à cheval ni ne manie l’épée ! Je n’aurais pas pu construire un personnage d’enfant battu si je n’avais pas moi-même été battu et je n’aurais pas pu écrire sur le cancer si ma femme et moi n’avions pas traversé cette épreuve-là. Je pars toujours de quelque chose de personnel, voire d’intime, pour aller vers l’universel. Et donc oui, la voix du narrateur c’est ma voix, je prête à Jules ce que j’ai vécu, le « je » du roman c’est autant Jules que Sorj, ils ne font qu’un, on passe de l’un à l’autre, nous sommes confondus. Il faut aussi souligner qu’écrire comme un enfant illettré de quatorze ans, ça va pendant quelques pages mais pas tout le long d’un roman ! J’offre donc à Jules mes mots, je suis son porte-plume.

Parlons un moment du mouvement des Croix-de-Feu qui joue un rôle important dans le roman.

C’est une association d’anciens combattants de la Première guerre mondiale, des soldats qui étaient en première ligne au front. Ils sont nationalistes, anti-communistes et natalistes. Ils veulent que les femmes fassent beaucoup d’enfants, ils combattent donc férocement l’avortement  ; tout cela se passe en 1934, tout gronde, tous les ingrédients de ce que sera la France dans les années qui viennent sont en place. Plus tard, certains vont rejoindre la résistance, quand d’autres deviendront collabos, mais pour tous un seul cri de ralliement : la France d’abord ! J’ai pu avoir accès à de vrais discours prononcés pendant des meetings qui ont vraiment eu lieu. Donc là non plus je n’ai rien inventé, pas plus que la présence de Jacques Prévert sur l’île au moment de la mutinerie et le fait qu’il écrira un poème à la gloire des évadés.

Et la chasse aux enfants à laquelle participent non seulement les habitants de l’île mais aussi les touristes, elle a bien eu lieu…

Tout le monde s’y est mis, certains par peur parce qu’on leur a dit que ces mutins étaient dangereux, d’autres par besoin d’argent parce qu’on leur a promis vingt francs par enfant retrouvé. Pour chacun de mes romans, j’ai un gri-gri qui ne me quitte pas, du début de l’écriture jusqu’à la fin de la promotion du roman  ; je l’aurais donc avec moi à Beyrouth. Ce gri-gri, c’est une pièce de vingt francs qui date de 1934, le prix d’un enfant ! Mais si je relate ce triste épisode, j’offre aussi à Belle-Île ses Justes, ceux qui vont aider Jules à se sauver. Je veux que cette petite teigne devienne un homme bien. Comme moi.

Propos recueillis par Georgia Makhlouf

L’Enragé de Sorj Chalandon, Grasset, 2023, 410p.

Sorj Chalandon au festival  beyrouth Livres :

Littérature et journalisme, rencontre avec Sorj Chalandon, Joumana Haddad et Yahia Belaskri, vendredi 6 octobre à 17h, Institut français du Liban à Deir el-Qamar.

Écrire le réel, rencontre avec Maylis de Kerangal, Sorj Chalandon et Salma Kojok (modératrice), samedi 7 octobre à 17h45, ESA, Grande Scène.

Les faits remontent à 1934. Le 27 août de cette année-là, cinquante six enfants s’évadent de la colonie pénitencière de Belle-Île-en-mer. Ils passent le mur après une mutinerie, mais restent prisonniers de l’île. La chasse aux enfants est ouverte, les habitants de l’île et même les touristes sont mis à contribution, chaque enfant retrouvé et livré à la police rapportera...

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