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Idées - Point de vue

Travailleurs syriens : un dilemme libanais

Travailleurs syriens : un dilemme libanais

Des ouvriers installent des panneaux solaires sur un parking à Byblos. Photo d’archives AFP

Depuis plus de dix ans, le Liban assume bien plus que sa juste part dans l’accueil des réfugiés syriens. Bien que leur nombre réel ne soit pas connu, l’État estime qu’ils représentent plus d’un habitant sur quatre : pour la plupart des Libanais, déjà victimes d’une crise économique aiguë, cette présence massive représente un fardeau insupportable.

Si cette description de la situation est juste, elle n’est pas complète. Les réfugiés syriens pèsent indéniablement sur certains pans de l’économie libanaise, mais leur présence est si profondément ancrée dans d’autres secteurs qu’il est difficile d’imaginer qu’ils puissent fonctionner sans eux. Cette interdépendance, vraie depuis des décennies, est toujours plus d’actualité : au printemps dernier, une vague d’expulsions a conduit de nombreux Syriens à rester chez eux, provoquant la quasi-interruption de services de livraison à domicile, indispensables au quotidien de la classe moyenne.

Libanais et Syriens ont par ailleurs plus de choses en commun qu’ils n’ont tendance à le croire. Tous subissent les effets pervers d’une économie largement informelle où la plupart des travailleurs sont exploités. Tous souhaitent que les Syriens soient ailleurs qu’au Liban – en Europe ou en Syrie si les conditions le permettent. En attendant, tous ont intérêt à trouver un meilleur compromis qui permette aux travailleurs syriens de jouer un rôle constructif dans la réinvention du modèle économique libanais.

Main-d’œuvre abordable et flexible

De nombreux employeurs libanais n’hésitent pas à souligner leur dépendance vis-à-vis de la main-d’œuvre syrienne, même s’ils ne supportent pas la présence de réfugiés. Souvent, ces travailleurs sont qualifiés et prêts à accepter des emplois que les Libanais renâclent à envisager pour des raisons de statut, d’expertise ou de conditions du travail. De l’agriculture au bâtiment, en passant par la livraison et bien d’autres secteurs, partout dans le pays, des Syriens s’attellent à des tâches pénibles qui impliquent souvent des risques physiques. Ils se contentent de salaires bas qu’ils peuvent combiner avec d’autres sources de revenus, qu’il s’agisse d’aide étrangère ou de remises de leurs proches. Les relations d’exploitation sont, du reste, favorisées par une protection sociale quasi inexistante.

La main-d’œuvre syrienne s’adapte aussi à l’infini, occupant des postes journaliers ou saisonniers dans des secteurs-clés tels que l’agriculture et la construction. Ces travailleurs se déplacent dans tout le pays en fonction des besoins : une ouvrière agricole syrienne peut ramasser des pommes de terre dans les plaines de la vallée de la Békaa au printemps puis se rendre sur les hauteurs du Kesrouan pour ramasser des tomates en été. Pendant l’épidémie de Covid-19, une myriade de chauffeurs-livreurs, syriens pour la plupart, ont acheminé les produits de première nécessité dans les foyers du pays – un héritage qui fait aujourd’hui partie de la vie quotidienne.

Les Syriens ne constituent d’ailleurs qu’une partie d’une main-d’œuvre étrangère qui représente environ 20 % de l’emploi au Liban en 2020, selon l’Organisation internationale pour les migrations. Ils se distinguent toutefois des nombreux travailleurs d’Afrique et d’Asie du Sud-Est, qui font aussi partie de la force de travail du pays. D’abord, ils ont beaucoup en commun avec leur employeur : une langue, des références culturelles, une histoire d’échanges économiques et sociaux. Il est, ensuite, beaucoup plus facile de les employer que les autres, qu’il faut faire venir de loin et enregistrer via de lourdes procédures administratives.

C’est notamment pour ces raisons que la main-d’œuvre syrienne occupe une place centrale au Liban depuis plusieurs décennies : en 1947, le ministre libanais des Travaux publics de l’époque a reconnu que 25 % des ouvriers travaillant sur les chantiers supervisés par son ministère étaient syriens, comme l’a expliqué l’historien John Chalcraft dans des recherches faisant autorité sur le sujet.

Soutien à l’économie

Tout cela fait des travailleurs syriens un pilier du mode de vie libanais, d’autant plus que l’économie s’effondre. Cette main-d’œuvre bon marché et abondante permet aux employeurs de maintenir des prix bas pour les clients, du moins dans les cas où cette économie est bien répercutée jusqu’aux consommateurs : certains employés syriens indiquent que leur travail continue à être facturé autant pour une paie moindre, leur patron empochant la différence.

D’autres Syriens occupent des rôles nouveaux et parfois inattendus. Le travail agricole, par exemple, change de nature : si les travailleurs syriens y sont omniprésents depuis longtemps, certains propriétaires libanais, inquiets pour la rentabilité de leurs terres dans le contexte actuel, préfèrent les louer pour une somme fixe à des Syriens, qui assument alors le risque et gèrent l’exploitation eux-mêmes.

Alors que les anciennes structures économiques s’effondrent, les travailleurs syriens contribuent à façonner un nouveau modèle et de nouvelles pratiques. De Bar Élias, dans la Békaa, à Bourj Hammoud, dans la banlieue de Beyrouth, les Syriens et les Libanais qui cherchent à tirer le meilleur parti de budgets toujours plus restreints peuvent trouver de tout à des prix cassés – appareils électroménagers, nourriture, vêtements, coiffeurs, etc. Cela se fait parfois au détriment des commerces ailleurs.

Parallèlement, dans un pays qui lutte depuis longtemps pour gérer ses déchets, les Syriens contribuent à une économie circulaire naissante. Ils trient des déchets qui, autrement, finiraient dans la Méditerrané, et vendent les matières recyclables à des entreprises libanaises qui les exportent à leur tour.

Sans le vouloir, les Syriens apportent également des devises étrangères à une économie libanaise assoiffée de liquidités. Entre 2015 et 2022, les donateurs internationaux ont accordé au Liban 9 milliards de dollars pour répondre à la crise des réfugiés, selon le HCR. En 2020, Reuters a révélé que les banques libanaises avaient profité de la multiplication de taux de change parallèles pour empocher, de facto, la moitié des contributions de l’ONU cette année-là, soit environ 750 millions de dollars.

Outre l’aide, les Syriens reçoivent également des remises de leurs proches à l’étranger – ce qui permet tout à la fois d’injecter des devises dans le circuit et, pour les employeurs, de continuer à comprimer les salaires. Les dons en espèces de l’ONU jouent le même rôle : typiquement, ils ne suffisent pas à couvrir les besoins d’une famille, mais permettent à ses membres de travailler pour un salaire moindre.

Il serait cependant erroné de réduire le rôle des Syriens à celui d’une classe ouvrière et d’une main-d’œuvre exploitée. Leur contribution dans le paysage économique du Liban est plus variée. On compte des artistes et créateurs, des dirigeants d’organisation et d’entreprise, des étudiants, des touristes et un large éventail de métiers spécialisés exercés en personne ou en ligne. Tous, bien sûr, sont aussi des consommateurs : ils achètent localement, louent des appartements et utilisent l’aéroport de Beyrouth pour se connecter au reste du monde.

Opportunité gâchée

Le revers de cette situation est néanmoins problématique : en soutenant un système économique en ruine, la main-d’œuvre syrienne contribue également à entretenir certaines de ses faiblesses les plus dangereuses. L’abondance d’une main-d’œuvre étrangère bon marché, combinée à une réglementation faible ou inexistante, agit comme un facteur de compression généralisée des salaires et de mise en concurrence des travailleurs vulnérables au sein d’une économie d’exploitation préjudiciable à tous.

Cette relation a également des répercussions négatives sur les employeurs libanais. La précarité et l’informalité rendent les travailleurs syriens certes très flexibles, mais peu fiables – nombre d’entre eux changent facilement d’employeur pour une hausse de salaire marginale. En parallèle, le surplus de main-d’œuvre syrienne permet aux entreprises libanaises d’en rester à des pratiques désuètes et improductives. Dans sa dernière stratégie quinquennale, le ministère de l’Agriculture notait par exemple que ce secteur restait tributaire de techniques obsolètes compensées par une main-d’œuvre bon marché. De même, le marché de l’immobilier est une bulle économique depuis des décennies grâce à une main-d’œuvre sous-payée, bien qu’il ait atteint la saturation depuis longtemps : pas moins de 23 % des propriétés de Beyrouth étaient vides en 2019, selon une étude des urbanistes Mona Fawaz et Abir Zaatari.

Dans l’ensemble, la présence d’une main-d’œuvre syrienne qualifiée et bon marché représente une opportunité gâchée dans une économie qui ne demande qu’à être réinventée. Les Syriens possèdent non seulement des capitaux, mais aussi des compétences dans des domaines aussi divers que l’agriculture, la construction et l’industrie manufacturière. Ils apportent également les traditions d’une économie industrielle et l’expertise qui s’y rattache. Mais aujourd’hui, ils sont surtout vilipendés par un système qui ne parvient pas à tirer parti de cette ressource autrement que par une exploitation à courte vue. La plupart des travailleurs libanais ne sont pas mieux lotis, et c’est bien là le problème : une évolution progressive vers des relations de travail plus saines profiterait à tous, et ce en réduisant l’ampleur du « dumping » social.

Dans un environnement approprié, ces travailleurs pourraient facilement aider à revitaliser l’économie libanaise. Les travailleurs syriens offrent les compétences – et même une partie du capital – nécessaires pour relancer des secteurs sous-développés, tels que l’agroalimentaire, les produits pharmaceutiques, le textile et même le tourisme.

Mais comment permettre une telle évolution dans un pays de plus en plus en proie aux tensions autour de la question des réfugiés ? Idéalement, les autorités reconnaîtraient que le système actuel nuit avant tout aux Libanais et travailleraient donc à la mise en place d’un cadre plus humain et plus cohérent pour le travail en général. C’est sans doute trop optimiste dans un système paralysé par des blocages sur des sujets bien moins litigieux. Un point de départ serait donc de simplement reconnaître ce groupe dont le Liban dépend tant. Les politiciens marquent des points en procédant à des expulsions sommaires ou en confisquant les motos des livreurs syriens. Mais cela a un coût non seulement pour les Syriens, mais aussi pour les employeurs et les consommateurs libanais qui dépendent d’eux.

Les bailleurs de fonds étrangers ont également un rôle à jouer. Les États occidentaux, qui refusent depuis longtemps d’accepter leur juste part de réfugiés, doivent au moins faire correspondre de manière beaucoup plus rigoureuse leurs programmes d’éducation et de formation professionnelle aux besoins économiques du Liban. Pour tracer cette voie, le mieux est de commencer par écouter non seulement les travailleurs syriens, mais aussi leurs homologues libanais – et leurs employeurs communs.

Ce texte est une traduction synthétique d’un long article publié en anglais sur le site de Synaps.

Centre de recherches et de conseils basé au Liban. 

Depuis plus de dix ans, le Liban assume bien plus que sa juste part dans l’accueil des réfugiés syriens. Bien que leur nombre réel ne soit pas connu, l’État estime qu’ils représentent plus d’un habitant sur quatre : pour la plupart des Libanais, déjà victimes d’une crise économique aiguë, cette présence massive représente un fardeau insupportable.Si cette description de...

commentaires (8)

"... le Liban assume bien plus que sa juste part dans l’accueil des réfugiés syriens ..." - La Syrie a-t-elle remboursé les dégâts causés par ses bombardements passés? Non? Alors c'est quoi notre "juste part"?

Gros Gnon

19 h 21, le 18 septembre 2023

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Commentaires (8)

  • "... le Liban assume bien plus que sa juste part dans l’accueil des réfugiés syriens ..." - La Syrie a-t-elle remboursé les dégâts causés par ses bombardements passés? Non? Alors c'est quoi notre "juste part"?

    Gros Gnon

    19 h 21, le 18 septembre 2023

  • Les Syriens, c'est bien ! Merci Tonton Bachar de les avoir envoyés au Liban pour prendre la place des Libanais (et accessoirement pour te débarrasser de tes dissidents)

    Benjamin Le Biavant

    12 h 08, le 18 septembre 2023

  • PAS DE PROBLÈME : CHYPRE , l'ensemble de l'île fait partie de l'Union européenne, donc facilement, elle peut et doit devenir la LAMPEDUSA de ce côté de la Méditerranée. L’asile pour les réfugiés sera financé par l’Union Européenne d’Ursula von Laydn. Grace aux aides , à ces pauvres gens ( à leur frais ) on leur procure des embarcations sûre en bonne condition et surtout RÉUTILISABLES ,. Voilà, c'est LÉGAL , HUMAIN et DÉMOCRATIQUE.

    aliosha

    11 h 52, le 18 septembre 2023

  • Rien de nouveau sous les panneaux solaires !

    N.K.

    15 h 09, le 16 septembre 2023

  • Alors que les Syriens empochent le salaire d'un côté et l'aide européenne de l'autre, le pauvre Libanais ne peut pas vivre seulement avec ce salaire à bas prix! Inconcevable de ne pas engager en priorité les Libanais à un salaire plus décent!!!

    Hélène Somma

    02 h 26, le 16 septembre 2023

  • Tout est joli dans le monde de Oui Oui ! Cet article porte une regard simpliste et partiel sur le sujet. La question de la présence de syriens au Liban est avant tout une question d’ordre moral et légal. Des Syriens qui n’ont rien à faire ici concurrencent les Libanais dans leur propre pays, dans l’irrespect le plus total des lois du travail. Si la main d’oeuvre syrienne apporte une valeur à l’économie libanaise alors le Liban peut très bien définir une politique d’immigration comme le Canada qui choisit sur des critères prédéfinis les immigrants qui ont le droit de venir s’y installer. Le souci c’est que l’immigration syrienne au Liban n’a pas été choisie mais subie. Les avantages à la présence de syriens que l’article souligne ne sont donc que des justifications à posteriori sur une situation subie. Comme on dit en France : chacun chez soi et les vaches seront bien gardées!

    K1000

    01 h 42, le 16 septembre 2023

  • Que l’Europe se soit barricadée en fourguant ces malheureux Syriens au Liban ne doit pas amener des organismes comme le Synaps à justifier leur présence ici.

    Marionet

    01 h 20, le 16 septembre 2023

  • Ce papier détaille clairement des problèmes endémiques de l’économie libanaise: taille démesurée du secteur informelle; faiblesse scandaleuse de la protection sociale des travailleurs, tant Libanais qu’étrangers: manque d’innovation, etc. Il fournit aussi des infos très concrètes sur le marché de l’emploi notamment: qui fait quoi et avec quelles ressources. Mais mine de rien, il milite sans avoir l’air d’y toucher, pour l’intégration des réfugiés syriens, en faisant totalement l’impasse sur les défis démographiques et socio-politiques que pose leur présence sur le territoire libanais. Oui, ils ont en commun avec les ouvriers libanais de crever la dalle et d’être exploités; oui ils coûtent moins cher à faire venir que les sri-lankais puisqu’ils sont déjà là; mais si, les Libanais survivraient s’ils devaient aller jusqu’au furn pour acheter leur manouché au lieu de se la faire livrer.

    Marionet

    01 h 18, le 16 septembre 2023

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