Rechercher
Rechercher

Culture - Édition/Nouveau courant

Turbulences wokistes dans le monde de l’écriture

Face à la progression du wokisme au-delà des frontières américaines, un romancier, Jean-François Chabas, et une libraire parisienne, Corinne Giraud, partagent leur expérience d’une tendance qui secoue les cadres actuels de la lecture et de l’écriture.

Turbulences wokistes dans le monde de l’écriture

Des textes et des romans en devanture de la librairie parisienne Comme une orange. Photo DR

Le romancier Jean-François Chabas, qui est l’auteur de plus de cent ouvrages traduits dans une quinzaine de langues, dont une majorité destinée à la jeunesse, se souvient de sa première expérience avec un courant de pensée dont les interprétations se prêtent à des malentendus. « C’était il y a une quinzaine d’années, et j’intervenais auprès de jeunes gens qui sortaient de prison. L’un d’eux, noir, m’a reproché avec beaucoup d’agressivité d’avoir utilisé le mot nègre dans un dialogue qui donnait la parole à un personnage du Ku Klux Klan, et je ne comprenais pas le problème, puisque le terme était dans la bouche d’un personnage raciste. Ce qui m’a semblé dangereux, c’est de ne pas pouvoir prêter de vocabulaire haineux à des personnages négatifs, parce que l’auteur est considéré comme responsable des propos de ses personnages. C’est de la censure, et on ne peut plus raconter d’histoires si on pousse le raisonnement jusqu’au bout », déplore l’écrivain avec fougue.

Jean-François Chabas : « Il faut se placer sur le terrain de l’affrontement des idées, plutôt que sur celui de la censure. » Photo DR

Corinne Giraud, qui a ouvert la librairie parisienne Comme une orange en 2016, constate, quant à elle, que le souci de ne pas heurter la sensibilité des minorités est de plus en plus prégnant. « Aux États-Unis, un nouveau métier est né dans les maisons d’édition, les sensitivity readers, qui relisent une énième fois les textes pour être sûrs qu’ils ne contiennent pas de passages pouvant choquer une minorité ou une autre, ce qui pose la question de la liberté d’expression. En France, cette tendance est beaucoup plus atténuée, peut-être parce qu’il y a toujours un temps de latence entre les courants américains et notre société », suggère la jeune femme, tout en déballant les multiples cartons de la rentrée littéraire dans sa librairie bleue. « On peut tout de même constater que le livre de la romancière Daphne Palasi Andreades, Brown Grils, a été traduit par Les Escales sous le titre Les Filles comme nous (2023). »

Lire aussi

Le piège de la guerre culturelle

« Quant à Timothée de Fombelle, un romancier blanc qui a écrit un très beau roman sur l’esclavage, Alma : Le vent se lève (Gallimard, 2020), aucune maison d’édition américaine n’a pris le risque de le traduire, ce qui pose le problème de l’appropriation culturelle. Le magnifique roman de Jeannine Cummins American Dirt avait subi en 2020 une campagne de dénigrement incroyable aux États-Unis car son héroïne, pour fuir la mafia d’Acapulco, empruntait la route des migrants latinos pour passer la frontière », ajoute Corinne Giraud.

Ayant travaillé avec de nombreuses maisons d’édition françaises et étrangères, Chabas regrette cette évolution idéologique dans le monde artistique. « Il règne dans le monde de l’art et de l’édition une atmosphère parfois haineuse entre les communautés, chacune réclamant des avantages et des interdits. On commence à nous expliquer que si on n’est pas homosexuel, on ne peut pas écrire à ce sujet, or avec de tels raisonnements il n’y a plus de littérature. Et c’est encore plus grave en littérature de jeunesse, où on se pose en éducateur, pour parfois encourager la morale à tout prix. Or un excès de morale en littérature est dangereux », martèle l’auteur de Ma Petite Bonne (Talents Hauts, 2022) et de La fée des Maamouls (Décitre). « L’idéologie prend le pas sur la littérature. Dans les années 70, on se plaignait de l’impact de l’extrême droite et des curés dans le monde de l’édition jeunesse, qui censuraient tout ce qui pouvait générer de mauvaises pensées, c’était grotesque ; mais aujourd’hui, la censure est de l’autre côté. L’idée n’est pas d’être passéiste, les textes pour enfants étaient truffés de misogynie par exemple, mais actuellement les auteurs tremblent et ce n’est pas sain », témoigne l’écrivain avec conviction. « Il faut se placer sur le terrain de l’affrontement des idées, plutôt que sur celui de la censure. Si des paroles homophobes sont dites, il faut argumenter en face. Lorsque les idées sont exprimées, on peut les contrer par la pensée, plutôt que d’imposer une espèce de silence qui provoque en souterrain des choses très malsaines. Si on veut faire taire le mal, il va s’infiltrer par d’autres moyens. Il y a une espèce de naïveté dans l’univers littéraire et artistique en s’imaginant qu’en bâillonnant le mal il va disparaître ! » avance celui dont le dernier roman est intitulé La Sorcière et les manananggals (Rouergue, 2023)

Corinne Giraud : « Le souci de ne pas heurter les minorités est de plus en plus prégnant. » Photo DR

« L’édition est un peu le reflet du monde »

Le souffle de la bien-pensance ne concerne pas uniquement les textes contemporains, de nombreux livres ont été passés au tamis. « Certaines bibliothèques américaines ont exclu des ouvrages de leurs fonds. Une liste a été publiée en Angleterre des livres où on devrait réécrire certains passages qui pourraient heurter des minorités. Les romans de Roald Dahl ont été modifiés par exemple, ce qu’ont refusé de faire les éditions Gallimard, même si elles ont été critiquées pour cela. Mais il faut aussi considérer que la traduction en elle-même est déjà une réécriture, et que parfois on la modifie pour coller davantage à l’esprit d’une époque, comme pour la nouvelle version d’Autant en emporte le vent. La réécriture n’est pas en soi un phénomène nouveau, mais l’utiliser pour faire disparaître certaines notions considérées comme choquantes pour certaines populations, c’est très gênant », tempère Corinne Giraud, qui suggère plutôt de présenter un texte en l’état, en l’annotant et en le contextualisant. « Sinon, le risque est que l’on ne puisse plus écrire sur certaines périodes ou certains faits historiques. L’idée est de prévenir en expliquant et en argumentant. On a bien traduit Mein Kampf, avec des notes partout, pour en démontrer la dangerosité », ajoute-t-elle avec conviction.

« L’idéologie se mélange aux intérêts financiers, ce qui crée un contexte malsain : si des éditeurs pensent qu’un livre est nocif pour la jeunesse, il suffit de ne pas le rééditer, plutôt que le modifier, après la mort de l’auteur, qui n’est pas là pour se défendre, comme c’est le cas pour les romans d’Enid Blyton. Soit on publie un texte avec une préface explicative, tout en précisant que l’on n’est pas d’accord avec l’auteur dans certains passages, soit on assume de ne pas le publier. Or l’univers littéraire balance entre une volonté de profit et une terreur d’être politiquement incorrect », dénonce le romancier français, passionné par l’univers culturel anglophone. « L’opposition entre les ultraconservateurs américains et les wokistes m’intéresse, et je suis balancé entre les deux. Le wokisme, qui vire parfois à des excès très dangereux, est né de revendications totalement légitimes et c’est une phase très intéressante dans les sociétés occidentales : je suis curieux de voir comment tout cela va évoluer. Si les idéologies continuent à prendre le pas sur la biologie, l’histoire ou la science, on va se mettre à voir des choses très étranges », considère le romancier, selon lequel l’édition est un peu le reflet du monde.

Lire aussi

Salman Rushdie, itinéraire d’un symbole

Ce qui semble le plus problématique selon Chabas, c’est que le wokisme, qui se revendique universaliste, ne tient pas sa promesse. « Je suis actuellement en train d’écrire un roman pour adultes sur la situation des aborigènes, dont les conditions de vie sont dramatiques. Or il est extrêmement difficile d’intéresser l’Occident à leur détresse. Le wokisme revendique son antiracisme, mais il concerne des groupes sociaux ou des communautés sexuelles ou religieuses particuliers, qu’il est impossible d’attaquer, et à juste titre. Certains êtres humains seraient plus importants que d’autres ? C’est la définition même du racisme », dénonce Chabas.

Tout en alignant les romans fraîchement édités sur les rayonnages de sa librairie, Corinne Giraud se projette dans la rentrée littéraire. « C’est très romanesque et ça fait du bien ! Le roman de Jean-Baptiste Andréa Veiller sur elle (L’Iconoclaste) est un premier coup de cœur. Une autre belle découverte est le premier roman du romancier québécois Éric Chacour, Ce que je sais de toi (Philippe Rey) , qui se passe en Égypte dans les années 50 : la construction est parfaite, et l’émotion est au rendez-vous ! » annonce la libraire en souriant.

Le romancier Jean-François Chabas, qui est l’auteur de plus de cent ouvrages traduits dans une quinzaine de langues, dont une majorité destinée à la jeunesse, se souvient de sa première expérience avec un courant de pensée dont les interprétations se prêtent à des malentendus. « C’était il y a une quinzaine d’années, et j’intervenais auprès de jeunes gens qui...

commentaires (2)

Merci á l olj de montrer le totalitarisme du wokisme et sa violence. Ce courant est minoritaire dans toutes les sociétés y compris aux USA, il pratique l'intimidation pour le bénéfice de quelques minorités.

Moi

07 h 58, le 28 août 2023

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • Merci á l olj de montrer le totalitarisme du wokisme et sa violence. Ce courant est minoritaire dans toutes les sociétés y compris aux USA, il pratique l'intimidation pour le bénéfice de quelques minorités.

    Moi

    07 h 58, le 28 août 2023

  • Autrefois, on enseignait l'histoire et la littérature en parallèle. Ainsi, l'une éclairait l'autre. Aujourd'hui, on réécrit l'histoire et falsifie les œuvres littéraires selon le goût du jour. Georges Orwell n'était pas un romancier, mais un prophète! La liberté d'expression n'existe plus en Occident (ou plutôt, elle est sélective). Les censeurs libanais sont ridicules, les censeurs occidentaux sont, en plus, malhonnêtes. Au lieu de couper les textes idéologiquement incorrects, ils les réécrivent. Ainsi, sous le couvert d'un nom d'auteur connu et apprécié, ils font passer des idées qui lui sont complètement étrangères. Nous avions déjà le racisme sélectif et la laïcité à géométrie variable: le wokisme est la poubelle de toutes les idéologies déconstructrices de la société.

    Yves Prevost

    07 h 19, le 28 août 2023

Retour en haut