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Culture - Cimaises

Le traumatisme de 2020 a-t-il poussé les artistes vers l’expression abstraite ?

Sans être exhaustive, l’exposition collective que présente cet été à Beiteddine le galeriste et curateur Saleh Barakat questionne le regain d'intérêt pour l'abstraction des artistes libanais au cours de ces deux dernières années.

Le traumatisme de 2020 a-t-il poussé les artistes vers l’expression abstraite ?

Une vue de l’exposition « Abstraction actuelle» dans la grande galerie voûtée du palais de Beiteddine. Photo DR

Cette année encore, comme la précédente, le festival de Beiteddine a inclus à sa programmation les arts plastiques. À l’initiative du galeriste beyrouthin Saleh Barakat, qui œuvre à décentraliser et à promouvoir l’art libanais aussi bien auprès des populations excentrées que des milliers de touristes qui affluent durant la saison estivale au Chouf, le palais des émirs accueille jusqu’à la fin du mois d’août deux expositions qui valent le détour. La première, intitulée « Abstraction actuelle », curatée par Saleh Barakat lui-même, déroule sur les cimaises de la grande galerie voûtée du palais-musée une belle collection de toiles abstraites produites par une vingtaine d’artistes contemporains du pays du Cèdre au cours de ces deux dernières années.

La seconde, qui se tient dans la salle carrée adjacente, est la transposition d’« Encouters 2023 », l’exposition défricheuse de jeunes talents élaborée par la galerie Janine Rubeiz à l’occasion de ses trente ans d’existence. Et dont L’Orient-Le Jour a déjà présenté l’accrochage beyrouthin dans l’édition du 10 juin.

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 « Je ne suis pas un théoricien… »

« Je ne suis ni un chercheur ni un théoricien de l’art, mais un homme du terrain qui livre ses constatations empiriques », commence par prudemment affirmer Saleh Barakat qui, à travers la sélection d’œuvres qu’il présente à Beiteddine, veut attirer l’attention sur la prépondérance de l’abstraction dans la production artistique libanaise post 2020.

Partant de son observation assidue du travail des artistes libanais contemporains – pas uniquement ceux qui appartiennent à son écurie, mais également ceux qui sont représentés par d’autres galeristes beyrouthins –, Saleh Barakat a constaté qu’un « nombre non négligeable d’entre eux a pris le virage de l’art abstrait après la catastrophe de 2020 ». Y-aurait-il une corrélation entre la tragédie de Beyrouth et leur basculement dans le non-figuratif ?

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Loin des mauvaises nouvelles

En discutant avec des artistes comme Shawki Youssef, Nada Sehnaoui, Leila Jabre-Jureidini, Mansour el-Haber, Ghassan Zard, Bassam Kahwaji ou encore Walid Sadek, le galeriste a relevé un net changement survenu dans leur pratique picturale au cours de ces deux dernières années. « Après 6 mois d’arrêt total de tout travail artistique suite à l’explosion au port, Nada Sehnaoui a élaboré l’installation picturale, intitulée « Loin des mauvaises nouvelles du monde », signale-t-il. Poursuivant : « Leila Jabre-Jureidini s’est tournée vers le seul langage des formes et des couleurs ; Ghassan Zard Abou-Jaoudé a traduit sa souffrance par une série de toiles aux surfaces lacérées, déchirées et cousues intitulée "La Déchirure" … »

D'autres, venant du post-conceptualisme, du discours et pratiquement de l’absence de matière, à l'instar de Walid Sadek, se sont tournés vers la peinture. Abstraite, forcément. Mansour el-Habre, parti, lui, du figuratif, a pris la même direction ; Hiba Kalache a radicalisé son pinceau et l’a trempé dans une brume de teintes rouge vif et rose, évocatrice de ce nuage de feu et de sang... Tandis que Hala Mouzannar a transposé en couches de pigments et de matières sur toiles les douleurs et les cicatrices qui ont émaillé son vécu personnel et collectif…

(Dé)peindre l’indicible

En suivant des chemins aussi différents que peuvent l’être leurs styles et leurs parcours passés, la vingtaine d’artistes exposant à Beiteddine ont semble-t-il eu recours au processus d'abstraction picturale comme si c’était la seule manière pour eux d’échapper à l’insupportable réalité. Et le seul langage pour dire, ou mieux encore « (dé)peindre », l’indicible…

« Échapper au présent, répéter son traumatisme ou le rompre, pour chaque artiste le processus d'abstraction picturale représente des désirs disparates. Les œuvres accrochées suggèrent une impasse, symbolique ou réelle, qu'il faut habiter et surmonter », indique le curateur de cette exposition. Qui, sans être exhaustive, et sans aller dans la radicalité de la définition de l’abstraction, questionne le regain d'intérêt pour l’expression abstraite au cours des deux dernières années.

On aperçoit au premier plan deux acryliques sur toile de l’artiste Bassam Kahwaji (200x180 cm ; 2022-2023). Photo DR

Lancer le débat

D’autant qu’en jetant un regard dans le rétroviseur, le galeriste s’est remémoré qu’au sortir de la guerre civile, au tournant des années 1990 et tout au long de la dernière décennie avant l’an 2000, on observait également une recrudescence des œuvres abstraites chez les artistes libanais. En particulier chez la génération des Youssef Aoun, Joseph Harb, Bassam Geitani ou encore Hannibal Srouji apparus à cette époque-là. « On avait alors mis cet engouement sur le compte de l’air du temps et de l’école de Shafic Abboud, l’un des précurseurs libanais de ce mouvement dans les années cinquante », dit-il. « En y réfléchissant aujourd’hui, à la lueur de ce qui semble être un nouveau retour à l’abstrait, je me dis que nous avons peut-être fait une fausse lecture du travail de ces artistes abstraits des années 90 ; Et l’on pourrait trouver une corrélation entre la direction non figurative qu’ils ont prise dès le début de leur carrière (et à laquelle ils sont restés fidèles, en témoignent leurs peintures dans l’accrochage ), et dont l’illustration par excellence reste le travail au feu de Hannibal Srouji et le mouvement de l'expressionnisme abstrait né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en Occident.

« Cela dit, j’espère que cette exposition, avec toutes les spéculations et les interrogations qu’elle véhicule, contribuera à ouvrir la porte à des travaux de recherches et pourquoi pas des débats », assure son concepteur.

Si de nombreux écrits soulignent le lien qu’il peut y avoir entre la peinture non figurative et l’expression d’un traumatisme, toutes les œuvres nées de chocs et de désastres ne sont pas forcément abstraites.  Et vice versa. L'abstraction au Liban remonte aux (belles) années cinquante, rappelle Gregory Buchakjian. Pour cet artiste et critique d’art, qui a lui-même développé à partir de son vécu personnel de la guerre une œuvre documentaire, « c'est une question de sensibilités tout simplement. Et d'attirances spontanées vers des formes et des médias qui font que certains artistes dont le travail est lié à des traumas vont ou ne vont pas nécessairement vers l’abstrait ». Voilà donc un début de débat lancé…

« Abstraction actuelle » et « Encounters 2023 » au palais de Beiteddine, jusqu’à la fin août. Horaires d’ouverture : du mardi au dimanche inclus, de 9h à 17h.

21 artistes à Beiteddine
Youssef Aoun, Ara Azad, Hala Choucair, Amal Dagher, Bassam Geintani, Mansour Habre, Joseph Harb, Leila Jabre-Jureidini, Hiba Kalache, Bassam Kahwaji, Ribal Molaeb,Hala Mouzannar, Mazen Rifai, Walid Sadek, Nada Sehnaoui, Aida Salloum, Hanibal Srouji, Adlita Stephan, Shawki Youssef, Ghassan Zard Abou Jaoudé et Afaf Zreik.
Cette année encore, comme la précédente, le festival de Beiteddine a inclus à sa programmation les arts plastiques. À l’initiative du galeriste beyrouthin Saleh Barakat, qui œuvre à décentraliser et à promouvoir l’art libanais aussi bien auprès des populations excentrées que des milliers de touristes qui affluent durant la saison estivale au Chouf, le palais des émirs...

commentaires (1)

Comment ne pas y voir l’ombre, ou plutôt la lumière, d’Etel Adnan?

Hacker Marilyn

14 h 44, le 17 août 2023

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Commentaires (1)

  • Comment ne pas y voir l’ombre, ou plutôt la lumière, d’Etel Adnan?

    Hacker Marilyn

    14 h 44, le 17 août 2023

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