Rechercher
Rechercher

Monde - Enquête

Le gouvernement français accusé de "détourner" une mesure antiterroriste contre des manifestants européens

Militants arrêtés à la frontière, interdits de territoires, suivis dans la rue : l'Etat français accusé d'utiliser les mêmes mesures pour les militants politiques que pour les jihadistes.

Des manifestants se rassemblent pour soutenir le mouvement écologiste "Les Soulevements de la Terre" à Nantes, dans l'ouest de la France, le 21 juin 2023, pour protester contre la décision du gouvernement de dissoudre le mouvement. Photo Loic Venance/AFP

Une mesure "détournée" pour éloigner les militants étrangers écologistes et "radicaux" ? Le ministère de l'Intérieur français est accusé de multiplier les "interdictions administratives de territoire", initialement prévues pour les jihadistes, afin d'empêcher des citoyens européens de manifester en France.

Fin mars, un groupe d'écologistes suisses prend la route de Sainte-Soline (centre-ouest), pour un week-end de contestation des "mégabassines" -des réserves d'eau puisée dans les nappes phréatiques- à l'appel notamment du collectif écologiste des Soulèvements de la Terre, depuis dissous par le gouvernement. La veille de la grande manifestation, ils sont arrêtés lors d'un contrôle routier. Quand Lou (prénom modifié) tend sa carte aux gendarmes, "un truc s'affiche sur leur écran", raconte-t-il à l'AFP. "Vous n'êtes pas censé être sur le territoire français", lui dit-on.

Le militant de 24 ans découvre qu'il fait l'objet - depuis la veille - d'une "interdiction administrative de territoire" car sa présence en France "constituerait une menace", l'informe-t-on. Il n'en saura pas plus mais passera quatre nuits en cellule. Expulsé en avion, menotté et escorté par trois policiers, jusqu'à l'aéroport de Genève, il est remis à la police suisse qui se contente de l'accompagner à la sortie. "Ils me disent "nous on a rien contre vous, bonne journée" ". La mesure qui l'a visé est issue d'une loi antiterroriste de novembre 2014, alors destinée à empêcher les départs vers l'Irak et la Syrie de jeunes Français candidats au jihad.

Ajoutée au texte pendant son examen, l'interdiction "d'entrée" sur le territoire français vise les "combattants terroristes étrangers". Elle peut être prononcée à l'encontre d'un ressortissant d'un pays européen "lorsque sa présence en France constituerait, en raison de son comportement personnel, du point de vue de l'ordre ou de la sécurité publics, une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société".

"Liberticide"

Et elle doit être motivée, sauf "si des considérations relevant de la sûreté de l'Etat s'y opposent". Cette mesure "très restrictive" ne visait "que les terroristes islamistes", assure Camille Escuillié, avocate en droit des étrangers.

Plusieurs avocats accusent pourtant le gouvernement d'abuser de ce dispositif "liberticide", réservé à des gens "extrêmement dangereux", pour écarter ses opposants politiques, résume l'une d'eux, Camille Vannier.  Début juin, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin annonçait sur Twitter "17 interdictions" à l'encontre "de membres de l'ultragauche venus de l'étranger" à Paris, pour les dix ans de la mort du militant antifasciste Clément Méric tué sous les coups de skinheads d'ultradroite. Deux semaines plus tard, le ministre se félicitait que "96 ressortissants étrangers, connus des services" aient été "refoulés à la frontière" avant une manifestation contre la liaison de train à grande vitesse (TGV) Lyon-Turin.

Le ministère a "toujours utilisé cet outil dans le cadre de la prévention du terrorisme" mais aussi "de longue date pour prévenir l'ordre public : lorsque des manifestations à risque sont prévues, que la participation d'activistes violents en provenance de l'étranger est détectée", assure une source sécuritaire interrogée par l'AFP. "Et toujours de manière individuelle et ciblée".

Une affirmation qui laisse sceptiques Mes John Bingham, Fayçal Kalaf, Amid Khallouf, Alexandre Maestle et Camille Vannier, qui préparent des recours pour environ 25 Italiens interdits de territoire, dans l'espoir qu'un juge reconnaisse "l'illégalité" de ces mesures. Lucas fait partie des "ressortissants italiens" refoulés à la frontière avant la manifestation contre la ligne TGV. Le jeune homme, qui étudie en Italie, est pourtant français. Il a eu beau brandir sa carte d'identité devant les gendarmes, rien n'y a fait.

"Antécédents"

Il conteste cette étonnante interdiction de territoire devant le tribunal administratif. Mais la veille de l'audience, l'Intérieur abroge la mesure, et les chances de débattre du sujet devant la justice. "Il ressort d'informations recueillies postérieurement que M. Lucas X est un ressortissant français", est-il écrit dans ce document consulté par l'AFP. "Cela fait douter du "travail de renseignement" fait en amont", grince son avocat, John Bingham, soupçonnant des arrêtés "pris opportunément à la frontière".

Interrogé par l'AFP, le ministère de l'Intérieur indique viser les personnes en fonction des "renseignements" glanés sur eux et de leurs "antécédents". Mais les arrêtés consultés par l'AFP sont étrangement identiques, hormis les noms et dates de naissance. Ceux qui visent les manifestants contre la liaison Lyon-Turin rappellent que le collectif Soulèvements de la Terre est "connu pour considérer la violence comme une nécessité pour faire avancer la cause écologiste". Ils précisent qu'à Sainte-Soline, le mouvement "a déjà mobilisé la mouvance antifasciste européenne, en particulier italienne, qui s'est montré particulièrement virulente et a affronté violemment les forces de l'ordre, occasionnant de nombreux blessés graves et des dégradations".

Pour l'hommage à Clément Méric, sans incidents ces dernières années, il est noté que la "manifestation d'ampleur devant accueillir des activistes d'ultragauche de diverses nationalités" laisse "craindre la commission d'actions violentes" ainsi qu'un "risque d'affrontement avec des militants d'ultradroite".

Les arrêtés ne mentionnent rien sur le parcours ou le casier judiciaire de la personne visée, indiquant juste qu'untel est "interdit d'entrée" car "susceptible de se rendre" à cette manifestation et "d'intégrer un groupe ayant vocation à fomenter une action violente". Trois militants antifascistes italiens venus participer à l'hommage à Clément Méric début juin à Paris ont découvert leur "interdiction" loin de la frontière.

"Suivis"

Ils se trouvaient dans une pharmacie de banlieue parisienne, avant une manifestation prévue l'après-midi, quand ils ont été arrêtés. "Ça veut dire qu'ils étaient suivis", en déduit leur avocate, Camille Vannier. Comme Lou, ces Italiens passeront plusieurs jours en détention avant d'être remis en en liberté. "On n'a eu aucun élément relatif à une quelconque violence de leur part. Peut-être qu'on en aura devant le tribunal administratif", s'interroge Me Vannier.

Mais ces réponses ne devraient pas arriver avant un an et demi en raison des délais d'audiencement. Les avocats n'ont pas eu le temps de déposer de recours en urgence, car les mesures d'interdiction sont à durée limitée - une semaine pour l'hommage à Clément Méric, dix jours pour le Lyon-Turin.

Le ministère de l'Intérieur rappelle à l'AFP que les textes ne prévoient "pas de durée spécifique" et qu'il la fixe donc en fonction de "la durée de l'événement concerné". "Complètement incroyable", commente Me Camille Vannier, certaine que la mesure n'était pas pensée pour durer quelques jours: la loi prévoit qu'elle doit être réexaminée tous les cinq ans... "C'était un dispositif d'urgence pour empêcher d'éventuels terroristes de venir commettre des attentats en France et aujourd'hui c'est utilisé à des fins de maintien de l'ordre", accuse-t-elle.

Lou, le jeune militant écolo suisse, assure qu'il n'était pas à Sainte-Soline pour "caillasser des gendarmes", comme le gouvernement en a accusé les manifestants. 

Lui qui habite "à 200 mètres de la frontière" et vit entre la Suisse et la France a pu déposer un recours en urgence devant la justice, son interdiction de territoire étant elle à durée illimitée. L'audience s'est tenue la semaine dernière. Mais au tribunal administratif de Paris, son avocate était seule face à la juge. Le ministère de l'Intérieur n'y était pas représenté et pour cause: la mesure a été abrogée la veille. "Après réexamen de la situation", a écrit le ministère, "il n'y pas lieu de maintenir l'interdiction".

Une mesure "détournée" pour éloigner les militants étrangers écologistes et "radicaux" ? Le ministère de l'Intérieur français est accusé de multiplier les "interdictions administratives de territoire", initialement prévues pour les jihadistes, afin d'empêcher des citoyens européens de manifester en France.

Fin mars, un groupe d'écologistes...
commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut