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Lifestyle - La carte du tendre

Vous civiliser moi

Vous civiliser moi

Un tirailleur sénégalais tient un enfant dans ses bras. Souk el-Gharb, 28 septembre 1933. Coll. Georges Boustany

L’homme sourit des quelques dents qui lui restent ; à cette époque-là et d’où il vient, on ne lui a peut-être pas appris à utiliser la brosse et le dentifrice trois fois par jour. Mais il sourit quand même car il tient dans ses bras ce petit bout d’amour aussi blanc que lui est noir, et puis surtout c’est le fils de son supérieur hiérarchique.

Il est étrange, finalement, ce sourire qui ne s’accorde pas à la profonde tristesse qu’il y a dans le regard. Même la bonne humeur du petit semble forcée, mais pour d’autres raisons : il est impressionné par cet étranger qui l’a pris dans ses bras et souffre en même temps d’une poussée dentaire qu’il tente de soulager de ses petits doigts trop courts. Je retourne la photo : voici des mots tracés à l’encre noire, de cette écriture tout en boucles et pointes typique d’il y a un siècle : « Jean-Pierre et son grand ami Corfa à Souk el-Gharb le 28 septembre 1933. »

Corfa est un tirailleur sénégalais ; Jean-Pierre est sans doute le fils d'un officier en poste à l’hôpital militaire français de Souk el-Gharb. Un homme noir, un bébé blanc… Aujourd’hui, cette scène n’a plus rien de particulier, mais, à l’époque, les considérations ethniques étaient à leur apogée en Europe et les Français n’étaient pas en reste. Comment oublier ces publicités de Banania, boisson chocolatée essentiellement distribuée en France, qui avait jeté son dévolu sur un tirailleur sénégalais portant sa chéchia et souriant de toutes ces dents, exactement comme sur cette photo, avec un slogan directement issu du petit nègre : « Y’a bon Banania » ? Même le terme de tirailleur vous avait quelque chose de péjoratif : c’était le soldat qui tirait à volonté et n’importe comment, et pour tout dire celui que l’on envoyait se faire massacrer le premier lors d’une attaque contre l’ennemi.

Le corps des tirailleurs sénégalais – qui n’étaient même pas exclusivement sénégalais mais originaires de toute l’Afrique occidentale française – avait été créé en 1857 pour assister l’entreprise de colonisation. Réputés pour leur force physique et leur courage, sous-payés, les « Sénégalais » furent employés dans la conquête de Madagascar (1895) et dans la « pacification » de l’Afrique du Nord par la suite. Durant la Première Guerre mondiale, ils furent près de 200 000 à se battre sous le drapeau tricolore et trente mille y laissèrent la vie. Et durant la Seconde Guerre mondiale, sur les 140 000 Africains engagés par la France, vingt-quatre mille ne reviendront pas vivants. Ils participeront activement à la bataille de libération de la France avant de se voir refuser la citoyenneté et les pensions d’un pays pour lequel ils auront tout donné. Léopold Sédar Senghor les surnommera les dogues noirs de l’Empire dans une expression terrible, car si ces braves gars se sont battus comme des lions, ils ont été payés comme des chiens de garde.

Haïs au Liban

 Au Liban, les tirailleurs, qui nous ont été envoyés pour maintenir l’ordre dès le début du Mandat français, n’ont pas laissé que de bons souvenirs. On pourrait croire que les Français de métropole étaient présents en masse à cette époque : en réalité, ils n’étaient que quelques centaines à nous administrer. Ce n’est pas grand-chose et ils auraient été balayés à la moindre révolte – et il y en a eu, parfois de sérieuses – sans la présence de trente mille militaires dont des régiments conséquents de tirailleurs nord africains et subsahariens, encadrés par des officiers blancs. Les tirailleurs sénégalais représentaient évidemment la force de maintien de l’ordre la plus voyante. Ils agissaient sur ordre de l’occupant. Ils étaient efficaces. Et ils faisaient peur, alors forcément, ils étaient haïs. Et pour ne rien arranger, ils étaient noirs et parlaient un français approximatif dans un pays où l’on se prend pour l’élite des peuples et où l’on s’exprime parfois dans un meilleur français que certains Français eux-mêmes.

Il faut poser la question aux anciens : que disait-on des tirailleurs sénégalais à l’époque ? A part les répressions armées répertoriées par les historiens, j’ai recensé deux anecdotes dont le point commun se réduit à un complexe de supériorité blessé : dans l’une, suprême humiliation, « ils avaient utilisé leurs ceintures pour mater la rébellion des Libanais lors des émeutes de l’indépendance, en novembre 1943. » Dans l’autre, la plus répandue, « ils disaient aux Libanais : moi civiliser vous ! »

Cette dernière expression a toutes les apparences de la vraisemblance. C’est cela que l’on appelle très péjorativement du petit nègre. Allez donc regarder sur Wikipédia, cette expression y est largement expliquée : « Le petit nègre, autrement dénommé pitinèguefrançais tirailleur ou forofifon naspa, est un pidgin (langue simplifiée) utilisé entre environ 1857 et 1954 par des soldats ouest-africains et leurs officiers blancs dans certaines colonies françaises, et consistant en une version simplifiée du français. » Suit une série de règles édifiantes. On citera, pour la bonne bouche, « les verbes employés sous une forme simple, infinitif pour le présent ou le futur, précédé du pronom personnel, absence de genre et de nombre, article supprimé, etc. » Moi civiliser vous peut parfaitement avoir été employé à l’adresse d’un Libanais par un militaire d’origine africaine.

Et pourtant. Une recherche dans les archives de L’Orient montre que cette expression y apparaît pour la première fois en 1969. Les tirailleurs avaient quitté le Liban depuis un quart de siècle. Depuis, on ne la retrouve que trois fois. Je cite l’article de 1969 : « Moi civiliser vous, disait-on autrefois aux Libanais. » Qui on ? Quand autrefois ? L’explication en sera donnée en 1999 : dans le cadre de l’exposition « Journées de l’Indépendance » organisée par Dar an-Nahar, l’Agenda culturel et les Archives nationales, on retrouve une très révélatrice caricature parue en 1945 dans la revue as-Sayad. Voici un immense et terrifiant Africain uniquement vêtu d’un tissu autour de la taille et portant, dans une main, un antique fusil à baionnette et, dans l’autre, une pierre. Il est en train de terroriser un groupe de minuscules Libanais habillés à l’européenne, devant lesquels une femme sexy portant jupe et chemise, mains sur les hanches, lui tient tête. Le titre est là : « Moi civiliser vous ! » Et voilà comment cette phrase caricaturale est passée dans le roman national… Quand on pense que la Libanaise en question n’a obtenu son droit de vote qu’en 1952, sept ans après la Sénégalaise…

 Préjugés racistes, même dans cette image

J’ai montré cette photo à mes jeunes enfants de quatre ans. Ils y ont vu « un papa qui porte son bébé. » Décrivez le papa ? « Il sourit. Il a un chapeau de sorcier. » Mais encore ? « Il est heureux. » À quel moment s’introduit la pollution du racisme dans les esprits de nos rejetons ? Même cette photo qui n’a l’air de rien véhicule, elle aussi, des préjugés à l’encontre des tirailleurs sénégalais. Toujours Wikipédia : « Le tirailleur sénégalais porte des stéréotypes racistes, caricature du Noir de l'époque (sourire niais, ami des enfants, donc grand enfant et incapable de s'exprimer correctement dans une langue française qu'il se doit pourtant de manier). » Ami des enfants ? Cruelle coïncidence : notre tirailleur de 1933 n'a-t-il pas été promu « grand ami de Jean-Pierre », ce dernier n’étant qu’un nourrisson ?

L’ami Corfa fait partie d’un régiment de sept cents « Sénégalais » en poste au Liban cette année-là. Il a la tête couverte d’une chéchia : les tirailleurs sénégalais conserveront cet accessoire durant près d’un siècle. Ce couvre-chef est emblématique de ce corps d’armée composé essentiellement de musulmans : de couleur rouge, la chéchia ne comporte pas de visière, peut-être pour permettre la prosternation durant la prière.

Le petit Jean-Pierre ne porte pas de chéchia : pour le protéger des premiers frimas de l’automne, ses parents l’ont vêtu d’un tricot blanc bien douillet et d’un bonnet ressemblant à celui du Portrait de Paulo par Picasso (1923). Jean-Pierre a dû garder cette image toute sa vie, puisqu’elle ne nous revient de France qu’aujourd’hui, porteuse d’un message. Puissions-nous l’entendre, nous qui nous prenons pour le sommet de la civilisation mais qui nous accommodons de la loi de la jungle. Je n’ai pas honte de le dire aux Sénégalais qui ont fièrement refusé, en 2016, les navires de déchets que nous voulions leur envoyer : « Vous civiliser moi ! »


Auteur d’« Avant d’Oublier I et II » (coédition Antoine-L’Orient-Le Jour), disponibles en libraire au Liban et mondialement sur www.antoineonline.com et www.BuyLebanese.com. Depuis 2017 , Georges Boustany vous a embarqué toutes les deux semaines, à travers une photographie d’époque, visiter le Liban du siècle dernier. Cet article sera le dernier de la série.

L’homme sourit des quelques dents qui lui restent ; à cette époque-là et d’où il vient, on ne lui a peut-être pas appris à utiliser la brosse et le dentifrice trois fois par jour. Mais il sourit quand même car il tient dans ses bras ce petit bout d’amour aussi blanc que lui est noir, et puis surtout c’est le fils de son supérieur hiérarchique. Il est étrange, finalement, ce...
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J'avais connu, des ma jeunesse, une dame de la région de Aley qui avait contribuer à baptiser des centaines de soldats sénégalais des troupes françaises. Ce fût un témoignage très émouvant à propos de ces jeunes et fiers sénégalais.

Wlek Sanferlou

17 h 04, le 22 juillet 2023

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Commentaires (1)

  • J'avais connu, des ma jeunesse, une dame de la région de Aley qui avait contribuer à baptiser des centaines de soldats sénégalais des troupes françaises. Ce fût un témoignage très émouvant à propos de ces jeunes et fiers sénégalais.

    Wlek Sanferlou

    17 h 04, le 22 juillet 2023

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