La goutte de trop ? Alors que la majorité des partis chrétiens critique le Premier ministre sortant Nagib Mikati pour sa gestion des affaires courantes en l’absence d’un président de la République, l’incident de Kornet el-Saouda samedi dernier semble avoir exacerbé les tensions. Deux hommes originaires de la bourgade chrétienne de Bécharré, Haïtham et Malek Tok, ont été tués sur les hauteurs de cette montagne, sur fond de litige autour du contrôle de ce territoire et ses sources d’eau avec les habitants du village sunnite de Bkaasafrine. Si le chef du gouvernement a fait preuve de réactivité, annonçant dès le lendemain la formation d’une commission chargée de délimiter la frontière entre les deux villages (et leurs cazas respectifs, Bécharré et Denniyé), il s’est retrouvé sous le feu des critiques de plusieurs personnalités chrétiennes, qui l’accusent d’interférer avec le pouvoir judiciaire, censé trancher l’affaire.
« Objection et surenchères »
Sous l’effet de la pression, Nagib Mikati a même fini par suspendre, mercredi, le travail de la commission qu'il avait formée. « À la lumière des objections et des surenchères, le Premier ministre sortant a demandé au président de la commission et ministre sortant de l'Intérieur, Bassam Maoulaoui, d'attendre avant de la convoquer à une réunion et de suspendre son travail », a annoncé le bureau de presse du chef de l’exécutif. Selon les proches du Sérail, M. Mikati a pris cette décision pour éviter la confrontation, tout en affirmant vouloir trouver une solution au litige pour empêcher une nouvelle effusion de sang. « Nous regrettons les accusations à notre encontre, d’autant que la commission formée par le chef du gouvernement était purement technique, composée de juges et d’experts », affirme Ali Darwiche, ancien député et proche conseiller du Premier ministre, qui rajoute d’ailleurs que la commission aurait pu inclure des représentants des deux bords. Le troisième gouvernement dirigé par Saad Hariri avait déjà essayé il y a quelques années de régler le conflit en formant une commission, et y avait inclus des représentants sunnites et chrétiens. Toutefois, cette initiative n'avait pas pu déboucher sur une solution.
M. Darwiche fait référence à la réaction des deux députés de Bécharré, Sethrida Tok Geagea et William Tok. Bien qu’issus de bords politiques opposés, la première étant membre des Forces libanaises, alors que son cousin est proche du zaïm chrétien du Nord et candidat du Hezbollah à la présidentielle Sleiman Frangié, ils ont publié un communiqué conjoint. Les deux élus ont estimé dans le texte qu’en chargeant une commission de résoudre le conflit de Kornet el-Saouda, M. Mikati commettait « une violation flagrante du principe de séparation des pouvoirs ». « L'examen des différends fonciers relève des prérogatives du pouvoir judiciaire et non politique », ont-ils martelé dans le texte, qui a provoqué une guerre de communiqués avec le Premier ministre. Les Forces libanaises, parti de Sethrida Geagea, ont déjà qualifié d’« anticonstitutionnelles » les réunions du Conseil des ministres tenues après le départ de l’ancien président Michel Aoun du palais de Baabda et le début du vide présidentiel le 31 octobre, sans toutefois le critiquer aussi frontalement que le Courant patriotique libre de Gebran Bassil. « Notre problème avec Nagib Mikati n’a rien de personnel ou de structurel. Nous ne faisons que réagir à ses prises de position », nuance Charles Jabbour, porte-parole du parti. « C'est au tribunal foncier de résoudre le conflit, pas au Premier ministre », abonde-t-il. Les FL pourraient craindre que le gouvernement actuel, dirigé par un leader sunnite du Nord et soutenu par le Hezbollah, tranche en faveur des habitants de Bkaasafrine.
Les pleins pouvoirs
« Il faudrait plutôt que le pouvoir judiciaire s’active pour résoudre la dispute entre les deux cazas et punir les responsables de la mort de Haïtham et Malek. Au Liban, on sait que quand une affaire est classée sans suite, il y a sûrement un côté politique », dit Charles Jabbour. Les FL accusent le Hezbollah d’avoir armé et encouragé des jeunes de Bkaasafrine à attaquer des habitants de Bécharré, ce que le parti jaune dément catégoriquement. Dans le communiqué de son bureau, Nagib Mikati a précisé avoir demandé au ministre sortant de la Justice, Henri Khoury, de « suivre la question avec le Conseil supérieur de la magistrature afin d'accélérer le traitement des dossiers judiciaires qui y sont liés ». Selon nos informations, aucune nouvelle percée dans l’enquête n’a été enregistrée.
Les Forces libanaises ne sont pas les seules à tirer à boulets rouges sur le Premier ministre sortant. L’Église maronite, elle aussi critique des réunions ministérielles tenues par Nagib Mikati, est également revenue à la charge. « Les responsables n'ont pas le droit de détruire l'État et le peuple en sapant le système politique et la Constitution », a martelé le patriarche maronite Béchara Raï mercredi, lors de sa participation à une conférence intitulée « Une nouvelle vision du Liban : un État civil, décentralisé et neutre ». « Le prélat est particulièrement surpris de voir Nagib Mikati s’octroyer les pleins pouvoirs », affirme à notre journal un proche du chef de l’Église. « Non content de normaliser le vide présidentiel en gouvernant le pays comme si de rien n’était et en dépassant largement le cadre des affaires courantes, M. Mikati vient accaparer également le pouvoir judiciaire », regrette la source précitée.
De son côté, le Premier ministre sortant s'exonère de toute volonté de dépasser ses prérogatives, « Il faut plutôt élire un président au plus vite pour arrêter d'exploiter le vide présidentiel à des fins confessionnelles », a-t-il appelé mercredi soir. Soumis à des pressions, notamment du président du Parlement Nabih Berry, pour nommer un successeur au gouverneur de la banque centrale Riad Salamé, dont le mandat expire ce mois-ci, Nagib Mikati semble donc mal parti pour obtenir le feu vert des forces chrétiennes.
« Celui qui est supposé nous protéger. Nous vole » 7amiha. 7aramiha
05 h 36, le 09 juillet 2023