Critiques littéraires

Un Morin à prendre avec soi

Un Morin à prendre avec soi

D.R.

Après avoir publié, en 2021 Leçons d’un siècle de vie, en 2022 Réveillons-nous ! et en 2023 De guerre en guerre : de 1940 à l’Ukraine, Edgar Morin réclame à la camarde : « Encore un moment ! » La supplique de Mme du Barry au pied de l’échafaud n’est pas tant, dans ce nouveau titre qui s’ajoute à plus d’une centaine publiés tout au long de ce siècle et du précédent, l’expression d’un attachement pathétique à la vie, au point de vouloir en grappiller quelques fractions. Ce petit livre est surtout un vade-mecum que l’un des plus grands penseurs de notre époque semble vouloir laisser à l’espèce humaine. Son engagement permanent, vent debout, le cœur toujours à gauche, contre les abus, les injustices et les comportements destructeurs de ses congénères a toujours été mû par ce rêve ultime : faire de l’humain une humanité.

« Encore un moment ! », comme on ferait patienter la voiture qui vous conduit à l’aéroport pour vérifier une dernière fois qu’on n’a pas oublié de fermer le gaz, éteindre les lumières, retirer la clé de la porte. Et c’est comme un pense-bête en forme de testament que livre Edgar Morin à travers cet ouvrage en ligne claire, dense et rapide. Il porte sur la vie terrestre en général, sur l’humain en particulier, cette contemplation en perspective plongeante qu’auraient eue les pyramides sur les soldats de Napoléon.

Quatre parties : Rémission ; Mission ; Dans l’ombre de l’histoire ; Changeons de voie. Dans la première s’exprime la joie simple et l’étonnement de la vie, de l’être en vie. Deux impossibilités s’opposaient, dès le départ, à la naissance de celui qui est aujourd’hui centenaire. Sa mère au cœur fragile, par recommandation de la Faculté, ne devait pas avoir d’enfant. Il vient au monde envers et contre tout, mais s’étrangle à l’arrivée avec le cordon ombilical. Il existe de meilleurs auspices pour commencer une vie, d’autant qu’Edgar Morin, qui grandit dans une relation fusionnelle avec sa mère, perd celle-ci quand il n’a que dix ans. Première et terrible rencontre avec la mort pour celui qui ne cessera, depuis lors, loin de lui en vouloir, de célébrer la vie avec ses merveilles et ses mystères. L’idée d’une « communion », d’un lien puissant et imperceptible entre les êtres vivants lui est une évidence. C’est à cette lumière, à la fois ardente et crépusculaire qu’il s’interroge : « Le monde continuera son aventure sans qu’on sache si elle est vouée à la dispersion finale ou à toujours recommencer, notre soleil s’éteindra et la vie terrestre prendra fin. Mais d’ici là, qu’adviendra-t-il de l’aventure humaine ? »

Mission : Celle qu’il s’est donnée, en tant qu’intellectuel qui n’a jamais cessé d’être militant : « Être intellectuel, c’est s’auto-instituer tel, c’est-à-dire se donner une mission : une mission de culture, une mission contre l’erreur, une mission de conscience pour l’humanité. » Cet engagement, il le prend avant toute chose pour la Terre en tant qu’organisme vivant de tout ce qui le constitue, habitat, source et racine commune à toute l’humanité. Contre les replis, il prône : « Nous pouvons, et devons, nous ressourcer dans la Terre-Patrie, qui est notre universel à la fois singulier et concret. »

Lui à qui il a été permis d’assister – voire de participer – aux grands bouleversements comme aux grandes tragédies de l’histoire moderne et contemporaine, ulcéré par la politique israélienne envers les Palestiniens, revient « Dans l’ombre de l’histoire », sur « l’apport capital des post-marranes à la culture humaniste européenne et mondiale ». Montaigne, peut-être La Boétie, Spinoza, Cervantès, John Florio dont il soutient la paternité de l’œuvre shakespearienne, autant de penseurs qui ont bouleversé le cours de la pensée humaine, simplement parce que, en pleins conflits religieux, ils ont eu la possibilité intellectuelle de s’en détacher : « Comme Montaigne, mais de façon explicite, Spinoza effectue une prise de conscience au-delà du judaïsme et du christianisme et arrive à une conception du monde où Dieu est absent, mais non la créativité. » Plus loin on découvre un passage aussi savoureux qu’étonnant sur la déification de Staline. Sans doute descendant de marrane lui-même, Edgar Nahoum, devenu Edgar Morin, termine ce testament avec un message de gratitude en espagnol adressé à la vie autant qu’à son épouse et partenaire, la sociologue Sabah Abouessalam : « Gracias a la vida que me ha dado tanto (…) / Gracias a mi querida Sabah. » Merci à lui.

Fifi Abou Dib

Encore un moment d’Edgar Morin, Éditions du Cerf, 2023, 204 p.

Après avoir publié, en 2021 Leçons d’un siècle de vie, en 2022 Réveillons-nous ! et en 2023 De guerre en guerre : de 1940 à l’Ukraine, Edgar Morin réclame à la camarde : « Encore un moment ! » La supplique de Mme du Barry au pied de l’échafaud n’est pas tant, dans ce nouveau titre qui s’ajoute à plus d’une centaine publiés tout au long de ce...

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