Critiques littéraires

Edgar Morin, un siècle de combats

L’agression de la Russie contre l’Ukraine a inspiré au célèbre sociologue et philosophe une réflexion sur la guerre en général, les crimes qui en découlent, dans chaque camp, nourrie de ses propres expériences au cours de sa longue traversée de notre époque.

Edgar Morin, un siècle de combats

© Roberto Frankenberg

Edgar Nahoum, qui prendra le pseudonyme de Morin dans la Résistance, en 1943, est né en 1921. Dans une famille juive de Salonique aux racines italiennes. Il a donc aujourd’hui 102 ans. Il faut presque se pincer pour le croire.

Dès sa naissance, la guerre était présente partout. L’autre, la « Grande », celle de 14-18. Il ne l’a pas faite évidemment, mais elle était encore toute proche, le pays était en ruines, on voyait des « gueules cassées » dans les rues, et les « poilus », même les plus patriotes, commençaient à témoigner de l’enfer qu’ils avaient vécu. Toute une littérature patriotique et largement « anti-boche » allait fleurir, que le jeune Edgar, boulimique de lecture dès son plus jeune âge, allait découvrir, en même temps que les grands auteurs fondateurs de sa jeunesse : le bien oublié Anatole France (prix Nobel de littérature en 1921, justement), humaniste et pacifiste, et ses Dieux ont soif, et puis, surtout, le Gide du Retour de l’URSS et de Retouches à mon retour de l’URSS (1936 et 1937), et le Malraux de L’Espoir (1937). Le roman de la guerre civile en Espagne, laquelle marquera le premier engagement politique du jeune Nahoum : il organise l’envoi de colis pour soutenir les Républicains contre les fascistes de Franco.

Mais la première guerre à laquelle Nahoum, devenu Morin, a directement participé, c’est la Seconde. Il s’engage, dès 1942, dans un mouvement de résistance communiste, puis un autre, gaulliste, adhère au Parti communiste français (avant de s’en éloigner en 1949, et d’en être exclu en 1951), puis rejoint la première armée française de de Lattre de Tassigny, qui l’entraînera, en tant qu’officier, jusqu’en Allemagne. C’est là qu’il découvre, de ses yeux, non seulement les horreurs de la guerre, mais les crimes de guerre qui en découlent : destructions massives de villes, massacres de civils… Et ce, de part et d’autre. Il se rend en 1945 à Pforzheim, à Dresde, à Berlin, ravagées par les bombardements alliés. Dans un pays revenu à ce qu’il appelle son « année zéro ». La formule donnera son titre à son premier livre, L’An zéro de l’Allemagne, paru en 1946.

C’est cette première expérience, décisive, qui constitue le point de départ de son essai De guerre en guerre, lequel court jusqu’à l’actuelle guerre en Ukraine. Quoique Edgar Morin ait condamné publiquement, à plusieurs reprises et sans réserves, l’agression russe contre les Ukrainiens, dénoncé la dictature poutinienne héritière de celle de Staline, son livre a suscité quelques polémiques, car, en tant que « fondamentalement pacifique », il y dénonce TOUS les crimes de guerre, y compris ceux commis par nos alliés américains (qu’on se souvienne d’Hiroshima et de Nagasaki), toutes leurs agressions et tous leurs mensonges : à propos des deux guerres en Irak, par exemple. Aucun camp n’est innocent à ses yeux, parce que les procédés sont toujours les mêmes, notamment la diabolisation de l’ennemi, la haine distillée par la propagande, les médias officiels…

Il assume également s’être trompé parfois, mais volontairement. À propos de ses années communistes par exemple, il reconnaît son aveuglement conscient, son « occultation » des massacres commis par Staline, alors qu’il les connaissait, parce que les communistes étaient les seuls à pouvoir vaincre les fascismes installés au pouvoir en Europe dans les années 20-30, face auxquels les démocraties (même de gauche) se sont montrées timorées, voire impuissantes et lâches. Voir l’attitude honteuse de la France du Front populaire vis-à-vis de l’Espagne républicaine, puis de ses réfugiés.

Au fil des pages, il est aussi question de la guerre d’Algérie (Edgar Morin était évidemment militant contre cette guerre coloniale), de celle en ex-Yougoslavie, vécue rétrospectivement comme la répétition générale de celles qui secouent l’ex-URSS depuis maintenant des années.

La pensée d’Edgar Morin est claire, lucide, son analyse, souvent imparable, même si l’on peut ne pas être d’accord avec toutes ses assertions. Quant au final, il s’avère très pessimiste : comme la plupart des spécialistes (Jean-François Colosimo, par exemple, qui l’a déclaré dans une interview parue dans L’Orient Littéraire en janvier 2023), il estime que la défaite et la chute de Poutine ne mettraient pas forcément fin à la guerre, bien au contraire, et redoute que le conflit ukrainien ne finisse par dégénérer en une nouvelle guerre mondiale. Et « il faut tout faire pour l’empêcher », dit-il.

Notre centenaire est un boulimique d’actualités, un vrai geek toujours sur son ordinateur et son i-phone, un lecteur compulsif qui se définit aussi comme « curieux de tout » et « graphomane ». Depuis De guerre en guerre, il a publié un autre livre, Encore un moment, une anthologie de textes de diverses époques, « personnels, politiques, sociologiques, philosophiques et littéraires ». Les plus récents sont parmi les plus émouvants. Il y traite de son grand âge, donne la recette de sa longévité (en gros : pas de sport, régime méditerranéen dit « crétois », et un verre de Médoc par jour) et de la fin qui approche. Sereinement, mais avec un seul regret : « Je vais partir en plein suspense historique. » Sauf si l’Ukraine écrase la Russie en une Blitzkrieg fulgurante.

Jean-Claude Perrier

De guerre en guerre. De 1940 à l’Ukraine d’Edgar Morin, L’Aube, 2023, 90 p.

Edgar Nahoum, qui prendra le pseudonyme de Morin dans la Résistance, en 1943, est né en 1921. Dans une famille juive de Salonique aux racines italiennes. Il a donc aujourd’hui 102 ans. Il faut presque se pincer pour le croire.Dès sa naissance, la guerre était présente partout. L’autre, la « Grande », celle de 14-18. Il ne l’a pas faite évidemment, mais elle était...

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