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Société - Reportage

À « Horch Beyrouth », glisser pour s'évader

Dans l’un des rares espaces publics de Beyrouth, autogéré en l’absence d’État pour garantir sa sécurité, les jeunes skaters de Beyrouth méditent en mouvement pour s’évader des galères liées à la crise et s’émanciper des discriminations en tout genre.

À « Horch Beyrouth », glisser pour s'évader

Adam s'élève au-dessus de la cuvette du Snoubar skatepark, le 30 juin 2023 à Beyrouth. Photo Emmanuel Haddad

De son bras gauche recouvert d’un plâtre, Mohammad, 11 ans, s’empare de sa planche de skate, la place sur le rail du skatepark, jette un regard déterminé vers ses copains et disparaît dans la pente abrupte. Il réapparaît à une vitesse furieuse de l’autre côté et son petit corps agile s’élève dans les airs. L’espace d’un instant, il flotte en apesanteur au-dessus de ses galères dans le camp de Chatila. Premier planchodrome public au Liban, cet espace de 1 100 m² a ouvert en juillet 2021 au parc du Bois des pins, côté Tarik el-Jdidé. Il est néanmoins séparé du triangle de verdure de 330 000 m² par un grillage, marqueur d’une discrimination spatiale indirecte subie par les habitants de ce quartier populaire et du camp de réfugiés voisin, selon la société civile.

Assis à l’ombre d’un pin parasol en cette matinée du 23 juin déjà étouffante de chaleur, Mike Richard, cheveux longs et lunettes de soleil, une dégaine n’ayant rien à envier aux pionniers californiens des années 1950, philosophe : « Le skate, c’est une façon de méditer en mouvement. Quand tu te concentres sur ton “trick” (figure, NDLR) ou que tu “cruises” (roules, NDLR), tu te libères de ton stress, de tes problèmes : tu ne penses plus à rien d’autre. Regarde : “Eh, Yogi, tu penses à quoi là ?” », lance-t-il à un jeune skater originaire de Qasqas, quartier situé à deux pas, qui s’apprête à “slider” (glisser) sur un rail. À rien, je me concentre sur mon prochain “trick” ! »

Une seule communauté, les skateurs

Au Snoubar skatepark, les jeunes viennent de tous les quartiers de la capitale libanaise, mais ne s’identifient qu’à une communauté : celle des skateurs. Cette dernière a ses codes : l’entraide, le respect sans aucune discrimination, même vis-à-vis des débutants, le sentiment de liberté ressenti en s’évadant des pesanteurs du quotidien par la vitesse et la prise de risque. L’obsession aussi : malgré son bras cassé le mois dernier après une mauvaise chute, Mohammad ne résiste pas à l’envie de retrouver Adam de Chatila, Mohammad de Deir ez-Zor et Rayan de Chiyah. Et enfin, le partage d’un même langage, issu des États-Unis où la contre-culture de la glisse urbaine est née. Quels que soient leur âge, leur religion, leur genre, leur classe, les skaters affichent tous le même regard brillant quand ils parlent de « ollie », le fait de sauter avec sa planche, ou de « kickflip », qui consiste à faire tourner sa planche d’un tour en envoyant le pied sur le côté.

Mohammad, 11 ans, jeune skateur de Chatila au Snoubar skatepark, le 23 juin 2023. Photo Emmanuel Haddad

« J’arrive presque à faire un ollie, mais je perds encore l’équilibre à la fin », admet Maryam, 15 ans, appareil dentaire et pantalon baggy. Originaire de Chiyah, elle vient faire du skate avec son amie Nour, de Bourj el-Brajné, parce qu’elle aime se lancer dans « des activités extrêmes », assure-t-elle. À ses côtés, Hassan, alias Yogi, sort un kickflip avec nonchalance, sous le regard désabusé de Malak Bahlo, jeune skateuse et coach : « Depuis qu’il est devenu si fort, Yogi a un peu pris la grosse tête ! » rit-elle. Raymond Ghoraybe, alias coach Ray, souffle : « Il me rappelle moi à son âge. Quand tu es pauvre, que tu n’as rien à faire et que tu découvres le skate, tu peux atteindre très vite un haut niveau parce que tu ne fais plus que ça », assène le prof de 28 ans.

Snoubar skatepark. Derrière ces deux mots, un projet né en plein effondrement libanais qui, s’il s’est révélé incapable d’en anticiper tous les défis, n’en reste pas moins généreux et cruellement nécessaire, dans un pays où la paupérisation galopante a renforcé les inégalités sociales et spatiales, comme les tensions communautaires. Son objectif ? Offrir aux jeunes habitants de Beyrouth, toutes confessions confondues, un lieu de rencontre gratuit et ouvert à tous autour des valeurs positives du skateboard et du rollerblade, avec en arrière-pensée l’espoir qu’elles infuseront au-delà du terrain de jeu.

Du rêve à la réalité

Au lendemain de la double explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020, Matze, expatrié allemand vivant dans la capitale meurtrie, se joint à l’effort collectif visant à nettoyer les débris de verre et à rafistoler les appartements soufflés des quartiers de Gemmayzé et Mar Mikhaël. Fan de skateboard, il décide d’aller plus loin en mettant sa passion au service de sa communauté d’accueil. Il revient quelques mois plus tard avec l’ONG allemande Make Life Skate Life, qui a obtenu le soutien de Décathlon Skateboarding et d’Air France afin de construire un skatepark et de former, avec l’aide d’ONG locales (Just Childhood et arcenciel), des coachs libanais pour proposer des cours gratuits aux enfants.

Pour mémoire

Le premier skatepark gratuit du Liban bientôt à Horch Beyrouth

Le début ressemble à un rêve. La communauté des skaters de Beyrouth, harcelée par les gardiens de sécurité qui pullulent dans la ville où le moindre trottoir est privatisé, aspire depuis des années à avoir un espace public où s’entraîner et passer de bons moments. Le parc est construit à l’été 2021, « au moment le moins attendu, quand le dollar est au plus haut, quand il y a de la tension, pas d’électricité, pas d’eau », s’étonne une skateuse libanaise dans un court documentaire produit par la marque de lunettes de soleil suédoise CHPO.

Une soupape bienvenue pour ces enfants, et notamment ceux des camps voisins de Sabra et Chatila, dont le quotidien a été d’autant plus fragilisé en raison du déficit chronique de l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, l’Unrwa. L'arrivée de réfugiés supplémentaires de Syrie, dès les débuts de la guerre de 2011, n’a fait que compliquer les choses. Responsable du soutien psychosocial des enfants de 9 à 12 ans avec l’ONG Najdeh, qui travaille en collaboration avec arcenciel à Chatila, Fatmé précise que ces derniers ont davantage recours au travail infantile pour pallier leur pauvreté. Certains aident dans les cafés, d’autres portent des galons d’eau, voire fouillent dans les poubelles à la recherche de matériel recyclable. Les travailleurs mineurs, « en plus d’être exposés à la violence intrafamiliale, sont confrontés aux dangers physiques et au harcèlement qu’ils subissent parfois au travail », dit-elle. Mohammad, lui, dit détester l’école, ne s’y rendant que depuis un an et par intermittence. À ses côtés, Adam et Rayan ne sont pas peu fiers d’avoir une scolarité normale. Venu du camp de Sabra, le petit Mohammad, 7 ans, reste pour sa part silencieux. « Il ramasse du plastique avec son frère, notamment à Badaro, et il vient ici de temps en temps pour s’amuser un peu », souffle le coach Ray en regardant le gamin en guêtres tomber de sa planche en riant. Pas de doute pour Fatmé, « les enfants ont besoin d’évacuer tout leur stress et le camp manque d’espace pour cela. Le skate leur offre cette soupape de respiration indispensable, qui leur permet de jouir de leur enfance ».

Une skateuse de Chatila au Snoubar skatepark, le 23 juin 2023. Photo Emmanuel Haddad

Mais peu à peu, l’utopie décrite dans des vidéos promotionnelles léchées se délite et l’implacable réalité des quartiers environnants, à la fois denses et paupérisés, resurgit. Sans transition, elle recouvre le bonheur de la glisse par une laideur crasse, aussi vite que Mohammad fuse dans les courbes du skatepark. Un problème commence à crever les yeux : l’absence de sécurité, pourtant fondamentale dans un espace public. Un an après sa construction, la journaliste Nazlee Radboy publie un court documentaire indépendant sur le Snoubar skatepark. Elle filme des jeunes toujours aussi contents de s’y rassembler, mais de plus en plus inquiets. Les filles craignent d’être harcelées, après qu’une personne aurait abusé d’une fille de 11 ans dans les toilettes. Les garçons, eux, redoutent d’être agressés. En pleine interview avec l’un d’eux, une violente bagarre éclate en arrière-plan. Un jeune homme sort un couteau, sous le regard de la caméra. « Il y a souvent des gens qui se battent et c’est terrible. Une fois, j’ai été menacé au pistolet, moi, 17 ans, sans aucune raison », réagit alors Hussein, l’un des skaters. À la fin du documentaire, on apprend qu’il a lui-même été poignardé dans le skatepark.

« Il faut être fort »

« Après ces drames, le skatepark a fermé pendant deux semaines, puis il a été décidé qu’il ne rouvrirait qu’en présence des coachs », précise Alexandre Rausis, chef de projet du programme jeunesse à arcenciel. Depuis un an, ce travailleur social suisse se démène pour recréer une atmosphère à la fois chaleureuse et sécurisée, réalisant vite que, pour cela, il doit s’appuyer sur les ressources locales. Pas besoin d’aller chercher bien loin : jouxtant le skatepark, avec ses poules se baladant à l’air libre et ses autotamponneuses, la kermesse d’Abou Aziz abrite la solution à ses problèmes. « Je suis un amoureux de Beyrouth, chaque arbre de ce parc me touche, alors évidemment que j’ai voulu soutenir le skatepark », dit cet ex-combattant du parti des Mourabitoun derrière son comptoir. Lui, qui a connu Beyrouth à l’époque où le parc du Bois des pins marquait la ligne de démarcation entre deux camps irréconciliables, tient à tout prix à garantir la bonne ambiance des lieux, qui se remplissent lors des célébrations, remettant l’ancien nom du parc, « Horch el-eid », le parc des fêtes, au goût du jour.

Parmi ses amis et soutiens, Yahya s’impose vite comme le gardien de sécurité idéal pour le skatepark. Né dans le camp de Chatila, ce Palestinien de 52 ans au sourire espiègle n’a littéralement peur de rien : « Une fois, un énervé est arrivé avec un couteau. Les jeunes ont pris peur. Pas moi. Je lui ai dit vas-y, essaie. » Chaque partie du corps de cet ancien combattant du Front démocratique pour la libération de la Palestine est recouverte d’une cicatrice. « Sur la tête, c’est Amal pendant la guerre des camps. Sur le ventre, ce sont les services de renseignements syriens. Sur le bras, les Israéliens », énumère-t-il. Depuis janvier dernier, il assure pour le compte d’arcenciel la sécurité des lieux qui, peu à peu, sont redevenus plus sûrs. Comment s’y prend-il ? « Il faut être fort. Sinon, on ne serait pas restés ici. Il n’y a pas d’État, c’est ça le problème », martèle-t-il.

Yahya, le gardien du Snoubar skatepark, le 23 juin 2023. Photo Emmanuel Haddad

De l’autre côté du grillage, les gardiens du parc patrouillent en voiture le long des sentiers : pourquoi n’assurent-ils pas la sécurité du skatepark, pourtant partie intégrante du bois ? « Il y a de la discrimination indirecte dans l’accès à “Horch Beyrouth” pour les habitants de Tarik el-Jdidé et de Chiyah », explique Joana Hammour, membre de Nahnoo. Pendant six ans, cette ONG s’est battue pour obtenir la réouverture du poumon vert de Beyrouth, qui était resté fermé au public pendant deux décennies, à l'exception des Occidentaux et des détenteurs d’un permis délibéré par le gouverneur. Deux arguments fumeux étaient avancés par les autorités. « Ils disaient qu’il y avait un risque de dégradation du site de la part des populations avoisinant le parc et qu’il y aurait une guerre de territoire entre les communautés », soupire-t-elle. « Quand il a finalement rouvert, nous pensions avoir gagné, avant de réaliser que la municipalité n’avait prévu qu’une entrée, côté Badaro, obligeant les habitants des quartiers plus populaires à faire un énorme détour. Côté Tarik el-Jdidé, ils ont même posé un grillage empêchant l’accès direct au parc », dit-elle. Des terrains de sport, la kermesse d’Abou Aziz et le skatepark se retrouvent de l’autre côté de cette grille, où les gardiens ne patrouillent pas. « Ils pourraient le faire, si le gouverneur de Beyrouth en prenait la décision », estime Jamal Itani, le maire de la capitale, renvoyant la balle au mohafez Marwan Abboud, qui n’a pas répondu à nos questions.

Pas étonnant, donc, que le skatepark ait souffert d’insécurité à ses débuts, obligeant ses défenseurs à improviser un système de gardiennage aussi efficace que non conventionnel. « Tout espace public a besoin d’un gardien. Si ni l’État ni la municipalité ne sont capables de remplir ce rôle, il retombe alors sur la communauté », observe Mona Fawaz, professeure d’urbanisme à l’Université américaine de Beyrouth. En 2020, Nahnoo a organisé la compétition intitulée « Reimagining Horsh Beirut », aboutissant un an plus tard à la conception d’une vision urbanistique rendant le parc plus accessible aux habitants. L’ONG espère désormais que la municipalité sera réceptive à ses propositions, car les voisins du parc ont un besoin criant d’espace public, en particulier les femmes.

Pour les filles de Chatila, leur seule présence hors du camp de réfugiés constitue déjà une victoire en soi, fruit d’un travail de longue haleine, précise Fatmé, de l’ONG Najdeh : « Certaines n’étaient jamais sorties du camp ! Par le biais d’activités impliquant les enfants des deux sexes ainsi que leurs parents, nous avons peu à peu changé la mentalité selon laquelle les garçons peuvent jouer dehors tandis que les filles doivent rester à la maison. »  

De son bras gauche recouvert d’un plâtre, Mohammad, 11 ans, s’empare de sa planche de skate, la place sur le rail du skatepark, jette un regard déterminé vers ses copains et disparaît dans la pente abrupte. Il réapparaît à une vitesse furieuse de l’autre côté et son petit corps agile s’élève dans les airs. L’espace d’un instant, il flotte en apesanteur au-dessus de ses...

commentaires (2)

Lovely article. Thank you OLJ. Glad to see children being children and having fun.

Mireille Kang

18 h 43, le 04 juillet 2023

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Commentaires (2)

  • Lovely article. Thank you OLJ. Glad to see children being children and having fun.

    Mireille Kang

    18 h 43, le 04 juillet 2023

  • ce skatepark est une petite bouffee de liberté pour ces jeunes et surtout un lieu d'expression unique. Merci pour l'article

    Marc C

    07 h 59, le 04 juillet 2023

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