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Lifestyle - CULTE

Le théâtre Piccadilly, âme du Beyrouth culturel d’avant-guerre

Un restaurant, un hôtel, un bar, une boutique, une plage... Chaque premier lundi du mois, nous vous emmenons à la (re)découverte d’un endroit inscrit, d’une manière ou d’une autre, dans la mémoire collective libanaise. À travers l’histoire de ces lieux, cette rubrique vous raconte surtout pourquoi ils sont encore aujourd’hui... cultes. Pour ce neuvième numéro, le théâtre et cinéma Piccadilly, fondé à Hamra en 1966.

Le théâtre Piccadilly, âme du Beyrouth culturel d’avant-guerre

Ce qui reste des magnifiques sièges de la salle de théâtre et cinéma, au détour des écussons sur les sièges en velours ou les lettres en cuivre scellées sur leurs rebords. Photo G.K.

S’il fallait résumer l’histoire contemporaine du Liban, la rue Hamra servirait d’éprouvette idéale, d’ultime tube à essai où s’empilent, en condensé, les strates du temps. Que l’on soit des nostalgiques jamais remis du supposé âge d’or (les deux décennies qui ont précédé la guerre civile libanaise) ou, au contraire, que l’on estime que cette époque n’avait d’or qu’une poussière laissée dans les yeux et les mémoires, il est indéniable que Hamra agit jusqu’à ce jour comme une boîte à trésors recouvrant les dernières reliques de cet âge d’or. D’ailleurs, quand on parcourt ce secteur, notamment son artère principale, c’est toujours inconsciemment la même image que l’on recherche, celle « d’avant », comme on tenterait de deviner sous un gribouillage, un dessin originel. Le plus triste, c’est qu’à quelques exceptions près, il ne reste presque plus grand-chose du paysage urbain des années 1960 ou 1970, où l’on s’enorgueillissait de comparer la rue Hamra aux Champs-Élysées du Moyen-Orient. Et c’est précisément pour cette raison que le théâtre Piccadilly, fondé ici en 1966, et abandonné depuis qu’il a été ravagé par un incendie le 19 août de l’an 2000, est d’autant plus culte. Intouché depuis ce jour, encore enveloppé dans les (débris) de son décor d’origine, le toutefois fantomatique Piccadilly continue d’abriter l’âme d’un Beyrouth bouillonnant de culture…

L'immeuble du Piccadilly à la fin des années 1960. Photo d'archives L'OLJ

Le soldat inconnu du Piccadilly

Hormis une poignée d’articles dans la presse, très peu de documentations ou d’archives existent à propos du théâtre Piccadilly, initialement appelé Palais Piccadilly et situé dans un centre du même nom, sur une rue perpendiculaire à la rue Hamra. L’histoire officielle du Piccadilly ne se résume plus, en ce sens, qu’au patchwork d’histoires orales véhiculées par ceux qui ont fréquenté ou connu ce lieu. Mais s’il y a un homme qui connaît le Piccadilly comme le fond de sa poche, dans laquelle d’ailleurs étaient éternellement terrées les clefs de cette salle mythique, c’est Mohammad Bibi, l’ex-PDG de la compagnie Itani & Mamiche, à laquelle la gestion de l’établissement avait été confiée jusqu’à sa dissolution en 2011. « Mon père, c’est le soldat inconnu du Piccadilly. Le Piccadilly, il lui a donné toute sa personne et son attention, jusqu’à sa mort en 2017. Cet endroit ne lui réservait aucun secret. Il y était tous les jours, jusqu’à souvent 2h du matin, raconte son fils Abed. Il est arrivé de Jaffa en 1949 et s’était installé avec sa famille dans le quartier de Zarif. Il avait 16 ans quand il s’est mis à travailler dans les billetteries et aux frigos Pepsi des cinémas populaires des environs, le Aïda, le Feyrouz et le Semiramis.

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Très vite, il se fait repérer par les Itani et il réussit à les séduire et se faire embaucher par eux. Avec le temps, il a gravi les échelons avec eux jusqu’à ce qu’ils lui donnent le poste de PDG. Sous sa gestion, ce sont près de 38 cinémas qui avaient été ouverts dans Beyrouth, notamment le Saroulla, le Marignan, le Broadway, le Jeanne d’Arc et le Byblos. » Au début des années 1960, la société Itani & Mamiche décroche un contrat d’exploitation du Piccadilly (de Pizza Pino et du Wimpy) auprès d’une société immobilière koweïtienne à qui appartient le même centre. Il conviendrait de préciser ici que la question de la propriété de la salle du Piccadilly suscite la confusion. Tandis que Abed Bibi confirme que celle-ci appartient jusqu’à ce jour à la même société koweïtienne, le ministre de la Culture du gouvernement démissionnaire, Mohammad Mortada, affirme que « le ministère de la Culture est sur le point d’entamer les démarches légales pour l’expropriation du Piccadilly », sans donner plus de précisions à propos de ces démarches ou de leur fondement légal. C’est donc en 1963 que les travaux d’aménagement du Piccadilly sont entamés sous la supervision de l’architecte William Sednaoui, pour lesquels 1 000 m2 de faux plafonds, 3 500 m2 de velours (pour les tapis), 3 000 m2 de papier peint et 750 m2 de rideaux ont été fournis. Et Bibi, d’ajouter : « Le fameux lustre du Piccadilly a été importé d’Italie, comme tout le reste du mobilier qu’un menuisier libanais avait installé sur place.

Le théâtre Piccadilly, fondé en 1966, a été ravagé par un incendie le 19 août 2000. Photo G.K.

Mon père avait fait le déplacement pour le choisir et il m’avait raconté que le fournisseur italien, surpris d’avoir trouvé un acquéreur pour la pièce, avait pensé que celle-ci allait être installée dans un palais. C’est ainsi que mon père avait proposé de baptiser le lieu le Palais Piccadilly. » Dans un premier temps, c’est la scène de théâtre du Palais Piccadilly qui est inaugurée en grande pompe le 6 novembre 1966, dans le cadre d’un concert donné par un ensemble musical de Vienne. « Mon père se souvenait d’une soirée mémorable, les hommes en cravate noire et les femmes en robe longue, avec des politiques et des figures publiques, qui avait donné le ton aux années de gloire du théâtre », raconte Abed Bibi.

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Deux ans plus tard, en 1968, la salle de théâtre se double d’un écran de projection et devient aussi une salle de cinéma, lancée avec le film Docteur Jivago. « Pendant l’interlude, un piano était hissé au milieu de la scène avec un monte-charge et il disparaissait dans sa trappe avant la reprise. Pareil pour le fameux lustre qui descendait du plafond mécaniquement. C’était le nec plus ultra de la technologie de l’époque », sourit Bibi. Et de poursuivre : « Le décor du lieu, avec ses sièges en velours rouge, ses arcades en plâtre ornées d’or, ses passementeries d’Italie insufflaient une sorte de chic jamais vu dans un établissement du genre. Le Piccadilly, c’était le théâtre de luxe ! Pendant les pauses, les VIP qui étaient installés dans leurs 10 loges allaient prendre un verre dans le bar tout en acajou et velours vert. »

Le théâtre Piccadilly près du célèbre Wimpy au cœur de la rue Hamra. Photo d'archives L’OLJ

Feyrouz, Dalida et Emmanuelle

Sauf que par-delà cet intérieur délirant et ce caractère profondément élitiste, ce sont ceux qui ont foulé la scène qui lui ont insufflé son aspect mythique. « Feyrouz c’était le Piccadilly et le Piccadilly c’était Feyrouz », affirme Abed Bibi à propos de l’icône arabe dont la présence magnétique a plané sur la scène du Piccadilly dans le cadre de concerts solo ou sinon au sein de pièces des Rahbani qui n’ont cessé de se jouer là, telles Loulou, Hala wal malak, al-chakhés, Sah al-nom, Yaïch, yaïch, Nass men warak ou encore Mays al-Reem. Claude François, Dalida à deux reprises, Boney M et le ballet russe, pour ne citer qu’eux, défilent sur les planches du Piccadilly.Au rayon cinéma, « c’était la crème de la crème des films qui étaient projetés là », dont le film érotique Emmanuelle de Just Jaeckin, jusqu’à la guerre civile de 1975 au cours de laquelle le Piccadilly mute en QG armé.

Cliché mythique de Dalida devant le Piccadilly en 1970. Photo d'archives L’OLJ.

« Les lieux ont été occupés par les fedayin en 1982, et Yasser Arafat s’est même réfugié dans les sous-sols du théâtre à l’époque », dit Abed Bibi. À chaque fois qu’une trêve fait miroiter l’illusion d’une paix, le Piccadilly reprenait sa programmation jusqu’à rouvrir officiellement en 1990 à la faveur d’un spectacle de Sherihan.

Un spectacle de désolation noyé dans les souvenirs de jours glorieux. Photo G.K.

« Après la guerre, ce n’était plus du tout la même ambiance élégante, le public avait changé ainsi que la programmation des spectacles. C’était une autre époque, simplement. » Toutefois, ce n’est étrangement pas la guerre civile qui fait tomber le rideau sur l’épopée du Piccadilly.

Le bar du Piccadilly. Photo Michèle Aoun

Le 19 août 2000, tandis que des techniciens installent le décor de la pièce Kabset zer de Marwan Najjar, un ouvrier laisse vraisemblablement traîner une cigarette mal éteinte parmi un lot de pots de peinture, et aussitôt les rideaux s’embrasent et toute la salle est dévorée par le feu. Revenir au Piccadilly aujourd’hui, c’est le retrouver dans l’état où il a été laissé en 2000. C’est encore une fois chercher l’image d’avant, les poussières d’une époque évaporée, parmi les canettes tordues et rouillées parsemées au sol, parmi les factures jaunies et les billets de cinéma délavés, parmi les mégots de cigarettes et les couvertures poussiéreuses, abandonnés par on ne sait quels gardiens ou squatteurs, au milieu de l’odeur de pisse et de moisissure.

Mohammad Bibi à gauche avec Assi Rahbani. Photo Ali Bibi

Chercher l’image d’avant le long du marbre rose qui formait le guichet, le long des rideaux en velours bordeaux qui sont désormais réduits à des lambeaux, sur les panneaux vissés sur les murs qui racontent un « fauteuil club », une « baignoire », un « bar », qui parlent de « ce soir » ou de « prochainement ». Chercher l’image d’avant au creux des arcades noircies par la suie, au creux des passementeries carmin flétries, au détour des écussons sur les sièges en velours ou les lettres en cuivre scellées sur leurs rebords, le long des murs recouverts de damas, ou sur le lustre qui tient toujours, on ne sait trop comment.

Une enseigne qui a perdu toute sa splendeur d'antan. Photo G.K.

Revenir au Piccadilly aujourd’hui, c’est encore une fois constater avec tristesse que personne du côté du pouvoir ne semble préoccupé par le destin d’un tel bijou de notre patrimoine culturel et architectural. D’ailleurs, s’il y a un an, le ministre Mohammad Mortada, nous confirmait que le Piccadilly était bien sur la voie d’une rénovation, moyennant un accord avec la Fondation nationale du patrimoine ; un an plus tard, il se montre plus nuancé, affirmant que « dès que l’expropriation sera accomplie, le ministère envisage d’animer le théâtre à travers des activités diverses même avant sa restauration.

En attendant une renaissance, le Piccadilly n'est plus que le fantôme des jours passés. Photo G.K.

Pour ce faire, un comité composé d’artistes, de spécialistes, d’architectes est en train d’être formé ». D’ici là, rénovation ou pas, dans l’obscurité du Piccadilly, restera toute l’âme d’une époque du Liban…

S’il fallait résumer l’histoire contemporaine du Liban, la rue Hamra servirait d’éprouvette idéale, d’ultime tube à essai où s’empilent, en condensé, les strates du temps. Que l’on soit des nostalgiques jamais remis du supposé âge d’or (les deux décennies qui ont précédé la guerre civile libanaise) ou, au contraire, que l’on estime que cette époque n’avait d’or...

commentaires (3)

Quelle tristesse. Je passais mes jours dans l'immeuble Piccadilly de 1968 a 1976 au Piccadilly Circus Shop puis au Jackpot avec mon bien aimé cousin et mon meilleur ami tout deux partis pour un meilleur monde. Un jour ce Ciné-Théatre renaitra de ces cendres.

Jacques Naim

15 h 49, le 03 juillet 2023

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Commentaires (3)

  • Quelle tristesse. Je passais mes jours dans l'immeuble Piccadilly de 1968 a 1976 au Piccadilly Circus Shop puis au Jackpot avec mon bien aimé cousin et mon meilleur ami tout deux partis pour un meilleur monde. Un jour ce Ciné-Théatre renaitra de ces cendres.

    Jacques Naim

    15 h 49, le 03 juillet 2023

  • plus besoin de ces théâtres !, maintenant les milices font le spectacle en paradant leurs armes à ciel ouvert et les badeaux écervelées applaudissent et crient ....

    Aboumatta

    15 h 08, le 03 juillet 2023

  • Les superbes fauteuils-club à l’arrière…oui Docteur Jivago, oui Emmanuelle (en catimini), mais aussi mon premier opéra Rigoletto avec mon oncle…je ne sais pas si c’était l’âge d’or du Liban, mais c’était toute mon enfance, dans son espièglerie, son innocence, mais surtout son insouciance…

    Charles Ghorayeb

    05 h 53, le 03 juillet 2023

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