
En regardant le bâtiment de trois étages du restaurant Jammal, relativement spartiate, en béton blanc avec ses volets aux couleurs du large, il est difficile de croire qu’il a été érigé en 1900. Photo Michèle Aoun
Prendre l’autoroute du Nord, celle qui court le long de la côte libanaise à partir de Jounié. Oublier, le temps du trajet, les infinies abjections environnementales et urbaines jetées çà et là, et se laisser envelopper dans ce bleu méditerranéen reconnaissable parmi mille. Laisser ce bleu recouvrir toute la laideur de l’homme.
Des serveurs habillés en marinière et bob blanc contribuent au charme de Jammal. Photo Michèle Aoun
Comme à l’enfance, ouvrir grand les fenêtres et tendre les bras au vent pour se remplir de cet air d’éternelles vacances dont seul le Liban, malgré tout, a encore le mystère. Traverser Tabarja, Halate, Fidar, puis Jbeil, Amchit et Berbara comme autant de villes balnéaires qui toute l’année conservent comme par magie ce décor d’été. Au niveau du pont du Madfoun, s’enfoncer à gauche dans une toute petite bifurcation en pente qui, tout d’un coup, s’éclaire d’une lumière dont on penserait qu’elle est tissée d’or.
L’inimitable « tamriyyé », « un plat imaginé par ma grand-mère dans les années 60 ». Photo Michèle Aoun
Se retrouver sur l’ancienne route maritime, tel l’indiquent des panneaux rouillés ; avec ses allées d’eucalyptus, ses falaises rocheuses qui semblent se déverser dans la mer et ses complexes balnéaires oubliés qui confèrent à ce paysage quelque chose de doucement fantomatique. C’est là, une poignée de kilomètres plus loin que l’on arrive à Kfarabida, dans le caza de Batroun, et plus précisément sur le kou’u Jammal, le tournant de Jammal, baptisé de la sorte en référence au restaurant du même nom, si culte qu’il fait désormais partie du paysage…
« Depuis le début, tous les poissons et fruits de mer proviennent uniquement des prises sauvages locales de la meilleure qualité. Ils sont achetés quotidiennement lors d’une vente aux enchères à Tripoli. » Photo Michèle Aoun
Le premier restaurant de poissons de la région
En regardant le bâtiment de trois étages, relativement spartiate, en béton blanc avec ses volets aux couleurs du large, il est difficile de croire qu’il a été érigé au début du XXe siècle, en 1900 plus précisément, lorsque Youssef Jammal, originaire de la région, décide de l’investir en manufacture de tabac. « De 1900 au milieu des années 30, mon arrière-grand-père fabriquait là des cigarettes à partir de tabac récolté par des agriculteurs », raconte Micky Jammal, actuel propriétaire et gérant de l’établissement, depuis le décès de son père Joe en 2021. Dès 1930 environ, sur un décret du mandant français, c’est la Régie du tabac qui détient le monopole de la production de cigarettes, et l’usine est ainsi convertie en maison familiale où l’arbre généalogique des Jammal pousse en face de l’horizon.
En dessert, après un plongeon pour un peu tempérer l’effet de l’alcool, alors que les épaules salées sèchent au soleil, la « rakwé » de café attend déjà à table. Photo Michèle Aoun
« À l’époque, c’était la seule maison de la région, au milieu d’une immense plage publique », précise-t-il. En 1981, après dix ans passés aux États-Unis, son père Joe revient dans un Liban sans cesse secoué par les remous de la guerre civile. « Un peu comme tous les Libanais de ce temps qui vivaient dans une certaine insouciance en dépit de tout, des milices et de l’armée syrienne présentes partout autour de la maison… Mon père avait l’habitude d’inviter ses amis à passer des soirées sur la plage en dessous de chez nous. Il installait un barbecue, jouait la musique de Bob Marley, et la fête se prolongeait des jours, parfois des semaines durant », sourit Micky.
Des visages familiers qui contribuent à préserver la qualité des produits. Photo Michèle Aoun
« À l’été de la même année, en bon vivant qu’il était, mon père s’est dit, simplement, pourquoi ne pas ouvrir un bar ? C’est ainsi que l’aventure Jammal a commencé. » Le succès est tel que la saison estivale suivante, en 1982 donc, Joe Jammal transforme d’abord l’espace en un restaurant de mezzé en bonne et due forme, avant de définitivement en faire un établissement spécialisé en poissons et fruits de mer locaux qui sera le premier de sa catégorie dans les environs. « En véritable amoureux de la mer et ses trésors, mon père avait l’habitude de sélectionner lui-même tous les produits, les poissons et les crustacés servis au restaurant. Il achetait même toutes les tortues de mer de la vente aux enchères de poisson à Tripoli, mais seulement pour les ramener et les relâcher sur le rivage, à côté du restaurant.
Un paradis simple et inattendu sur une côte malmenée et défigurée. Photo Michèle Aoun
Il s’est arrêté lorsque la pêche de ces beautés est devenue illégale », raconte l’actuel propriétaire des lieux qui se souvient d’un Jammal bondé, même au plus fort de la guerre civile, « avec ses longues tables au pied desquels les hommes posaient leurs armes, au cas où ». À peine la page de guerre civile (mal) tournée en 1990, les Libanais de partout affluent vers ce paradis encore intouché qu’est Batroun, et découvrent Jammal, sorte de trésor enclavé dans une crique constellée de galets blancs, de palmiers et de petites grottes marines où se dissimulent des crabes et des oursins.
« C’était la fierté de mon père de pouvoir proposer un moment où l’on goûte au lifestyle méditerranéen, dans un environnement à la fois simple, authentique, presque rudimentaire, mais avec une qualité exceptionnelle. Je me souviens de la première fois où il a servi un sashimi de poisson, c’était du jamais vu ici », dit Micky Jammal.
Jammal, c’est aussi un rituel qui se prolonge et semble rallonger les journées. Photo Michèle Aoun
La « tamriyyé » et le « kabis malfouf »
Les années 1990 et 2000, les années de la démesure qui ont suivi celles des abris et de la violence, se reflètent sur le restaurant Jammal qui devient alors l’une des destinations fétiches d’une certaine classe sociale privilégiée. L’établissement affiche complet quasiment tous les jours, midi et soir, avec des clients qui affluent en voiture ou en bateau. À propos de cette époque, Micky Jammal raconte : « Comme mon grand-père et mon père avant moi, je suis né dans cette maison, et j’y ai grandi avec l’idée que ce lieu était en même temps le nôtre, et un espace public. Ma chambre se situait juste au-dessus de la terrasse, avec l’horizon à portée de main, et je me souviens m’endormir au bruit des couverts, de la musique et des rires. C’était, je crois, la plus belle enfance dont on puisse rêver. On crapahutait dans les grottes, à l’affût d’oursins dont on retirait les épines de nos pieds. Je ne peux pas oublier l’image des paniers en osier où on les déposait, avant de les couper aux ciseaux et de les arroser au jus de citron. Aujourd’hui, si on en trouve, on se réserve de les pêcher car ils sont devenus une espèce en voie de disparition, notamment après la pollution causée par la guerre de 2006. »
Depuis, si Jammal s’est imposé comme un lieu (estival) quasi mythique, c’est parce qu’il représente à lui seul l’épitomé d’une carte postale, perdue au milieu d’une côte sans cesse abîmée et malmenée, dans laquelle on a l’impression de plonger, pour peu qu’on descende les premières marches en dalles bleu marine qui mènent de la rue jusqu’au restaurant, en front de mer. Jammal, c’est aussi un rituel qui se prolonge et semble rallonger les journées. Y arriver tôt, avant l’heure d’affluence. Y arriver en voiture, ou à bord d’un bateau d’où le même petit speed boat viendra vous emmener jusqu’à la crique. Commencer par choisir son poisson, d’une sélection déployée dans un frigo, en dessous de photos d’archives du lieu qui donnent l’impression qu’il a échappé aux griffes du temps. « Depuis le début, tous les poissons et fruits de mer proviennent uniquement des prises sauvages locales de la meilleure qualité.
Le regard vers l’infini, un bol d’air iodé qui ressemble au bonheur. Photo Michèle Aoun
Ils sont achetés quotidiennement lors d’une vente aux enchères à Tripoli », précise Micky Jammal. Prendre un petit déjeuner que l’établissement propose aussi sur sa carte, puis étendre sa serviette sur les galets brûlants. Se perdre dans les petites grottes qui enrubannent la crique, avant de s’installer à table, si l’on est chanceux, sur l’une de celles qu’on installe et qui s’enfoncent sur les galets, littéralement dans la mer, littéralement les pieds dans l’eau. Le long des nappes bleues paradis, le bruit des verres d’arak, des bouteilles d’Almaza qui s’entrechoquent, alors que les spécialités de la maison s’empilent devant nous. Le poisson, les fruits de mer et les crevettes crues, frites ou grillées, les mezzés traditionnels, le légendaire kabiss de malfouf (choux) « inventé ici dans les années 80 », que des serveurs habillés en marinière et bob blanc « descendent » à table. « Nous essayons d’être aussi durables que possible avec une politique proche du zéro déchet. La plupart des légumes verts sont cultivés dans notre ferme située à côté du restaurant. Aucun produit chimique n’est utilisé dans le processus, seulement des engrais provenant d’animaux de ferme. Notre huile d’olive provient de nos propres arbres, récoltée précocement et pressée à froid. Le vinaigre et la mélasse de grenade que nous utilisons sont faits maison avec des raisins indigènes poussant près de la mer et des grenades aigres-douces locales », souligne Micky Jammal. En dessert, après un plongeon pour un peu tempérer l’effet de l’alcool, alors que les épaules salées sèchent au soleil, la rakwé de café attend déjà à table, avec l’inimitable tamriyyé, « un plat imaginé par ma grand-mère dans les années 60. C’est sa version du grand classique qu’on vend dans les foires de villages, pendant les fêtes, qui a été ajoutée au menu du restaurant au début des années 2000, et qui est devenue un succès, maintenant répandu dans les restaurants libanais ». Croquer dans ces rouleaux faits à base de pain markouk frit, et farcis de crème, semouline et fleur d’oranger, alors que le soleil semble se dissoudre dans la mer en irisant le ciel d’une matière ocre, et avoir tout d’un coup l’impression d’être, en effet, dans un paradis perdu au milieu d’un pays cassé… De baigner dans quelque chose qui ressemble au bonheur.
commentaires (8)
ce resto est certainement genial, et l'auteur de l'article aussi, mais parler de "mémoire collective libanaise" à ce sujet c'est un tout petit peu du tout tres grand n'importe quoi
May Parent du Chatelet
20 h 40, le 18 juin 2023