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Culture - Cinéma

Rencontre d'un autre type avec Leos Carax

Le cinéaste français a passé trois jours au Liban, du 15 au 17 juin, à l’invitation du Maskoon Fantastic Film Festival et de la Fondation Liban Cinéma, en partenariat avec l’Institut français du Liban. Retour sur une visite pour le moins « fantastique ».

Rencontre d'un autre type avec Leos Carax

Le cinéaste français Leos Carax lors de sa conversation avec le public au musée Sursock. Céline Lahoud/Maskoon

« Je ne suis pas consciente de l’inconscient, si je puis être honnête », dira la voix féminine anonyme, dans les écouteurs. « Mon point de départ est le doute, les incertitudes. » Derrière ses lunettes, l’homme sur scène s’arrête et cligne des yeux. L’auditoire se tait, il ouvre de nouveau la bouche, comme pour parler. La femme (qui traduit du français vers l’anglais) dira : « Est-ce que c’est intéressant ? Peut-être pas. Est-ce captivant ? Peut-être pas. »

L’homme haussera légèrement les épaules, comme s’il était incapable d’ajouter quoi que ce soit, puis s’adossera à son siège.

La traduction simultanée accompagnant la « Conversation avec Leos Carax » en français du samedi 17 juin commencera par un grésillement et un sifflement. Quelques mots plus tard, la voix féminine anonyme s’arrêtera dans un bruit métallique, un peu comme le bruit d’un roulement à billes pesant qui tombe d’une machine lourde. Une poignée de personnes dans l’auditorium froncent les sourcils en regardant les boîtes noires reliées à leurs écouteurs. Certains font un doigt d’honneur. D’autres regarderont autour de la salle, un air plaintif sur certains visages, un air agacé sur d’autres.

Carax est célébré dans les milieux du cinéma comme un cinéaste à l’imagination audacieuse, à la fois intrépide et, si l’on en croit certaines de ses productions, quelque peu obsessionnel. De toute évidence, il est également curieux, comme en témoigne sa récente visite au Liban, où il a assisté à la projection de deux de ses premiers films, organisée par le Maskoon Fantastic Film Festival , et accepté d’avoir cette conversation publique avec la productrice et directrice du festival, Myriam Sassine.

Le cinéaste français Leos Carax lors de sa conversation avec le public au musée Sursock. Céline Lahoud/Maskoon

L’Orient Today avait demandé à Myriam Sassine, quelques jours auparavant, si Carax était disponible pour des interviews. « Il ne l’est pas, avait-elle répondu. Mais son manager m’a dit qu’il pourrait être d’accord pour parler aux journalistes de manière informelle. C’est pourquoi nous organisons des cocktails avant les projections. »

C’est ainsi que, le vendredi soir précédant l’échange francophone du cinéaste avec le producteur, L’Orient Today s’est rendu sur l’élégant site de l’Institut français (IF) de Beyrouth pour une projection en plein air de Holy Motors, le film de Carax sorti en 2012.

Il raconte une journée dans la vie de Monsieur Oscar (Denis Lavant). Alors que le film s’ouvre sur une grande maison de campagne moderniste, la caméra accompagne Oscar, âgé d’une cinquantaine d’années, qui passe devant des dizaines de personnes qui semblent être des agents de sécurité. Au loin, on entend des enfants rieurs qui crient au revoir et encouragent Oscar à « travailler dur » aujourd'hui. Il rejoint une limousine blanche d’une longueur dérisoire où Céline, son assistante et chauffeur, l’accueille chaleureusement avant qu’ils ne démarrent, avec quelques hommes de la sécurité à leurs trousses.

Pendant un peu moins de deux heures, la caméra suit Oscar à travers les neuf rendez-vous qui jalonnent sa journée sans répit. Avant chaque rendez-vous, il évalue un dossier fourni par Céline, puis revêt le maquillage, les perruques et les costumes élaborés des personnages radicalement différents qu’il doit incarner pour chacune de ses rencontres. Les histoires dans lesquelles évoluent les personnages d’Oscar sont très variées – elles vont du réalisme sombre au noir violent, en passant par le mélodrame, la comédie musicale, l’absurde et un épisode mémorable de pantomime-animation en motion-capture –, parfois comiques, sans cesse étranges, toujours surprenantes. Holy Motors est une contemplation magistrale du cinéma, de la performance professionnelle en général et, en fait, de l’identité individuelle.

De retour dans la salle, la traduction simultanée aura repris vie pendant un moment, et un spectateur posera une question sur un personnage surnommé Monsieur Merde, incarnation récurrente de l’anarchie violente et perturbatrice chez Carax, qui effectue une apparition odieuse et frontale dans Holy Motors.

« Je veux que vous oubliiez que vous êtes le réalisateur du film, dira le traducteur avec un sourire entendu. Mettez-vous à ma place, celle de quelqu’un qui regarde le film pour la première fois, et dites-moi de quoi parle ce film. »

Carax se penchera en avant, les mains encadrant son visage, sans rien dire.

« C’est un cauchemar pour moi, traduit la femme quand il parle. Pour recréer une réponse, c’est aussi un cauchemar, c’est donc deux cauchemars en un. »

Edith Scob dans une capture d'écran du film « Holy Motors » de Leos Carax, projeté à l'IF le 16 juin. Photo fournie par Maskoon

Il marque une pause lorsque des rires s’élèvent de l’auditorium.

« Je ne sais pas comment dire de quoi parle un film, reprend le traducteur, ce n’est pas mon talent. Ce n’est pas mon talent. »

L’auteur-réalisateur de Holy Motors n’est pas l’homme le plus grand de taille dans le jardin de l’Institut français ce soir-là. Il peut être surprenant de rencontrer des cinéastes pour la première fois - en particulier ceux qui apparaissent dans leurs propres films, comme l’a fait Carax. Un verre à la main, il discute avec certains organisateurs de l’événement affilié à Maskoon, et tire périodiquement une bouffée d’une cigarette roulée à la main, une façon vintage d’ingestion de nicotine partagée par de nombreux membres de la communauté créative de cette planète.

« Je ne parle pas arabe », déclare Carax à L’Orient Today peu après les présentations.

« Ce n’est pas rare à Beyrouth », répond L’Orient Today.

Les interlocuteurs se regardent mutuellement.

« Avez-vous eu l’occasion de voir beaucoup de choses au Liban ? » demande L’Orient Today.

L’expression du directeur se transforme en un « excusez-moi » approximatif.

« Vous ont-ils emmené dans des endroits intéressants ? »

« J’aime bien marcher, dit Carax en clignant des yeux et en aspirant sa cigarette épuisée, mais les gens n’arrêtent pas de me dire qu’ils vont m'emmener en voiture. »

« Il y a de la marche à faire ici, dit L’Orient Today. Vous pourriez vous faire conduire jusqu’à la corniche du bord de mer... »

« Nous l’avons emmené sur la Corniche », intervient un organisateur souriant.

« Le bord de mer ? Carax bat des cils. Oui, nous sommes passés devant, je crois. »

« On y rencontre une bonne partie de Beyrouth en marchant », répond-on en cillant.

Il hoche discrètement la tête. « N’importe quel endroit peut être représentatif de quelque chose, non ? »

Dans l’auditorium, un cinéaste libanais bien connu posera une double question sur l’apparition d’une famille de chimpanzés à la fin de Holy Motors et sur les sentiments de Carax quant à la façon dont l’image numérique a supplanté le celluloïd dans la production cinématographique.

« J’aime les singes, répondra le traducteur dans le casque. En France, nous n’avons pas le droit d’avoir des singes comme animaux de compagnie. Je me suis toujours vu comme un singe. »

Il marque une pause, comme s’l réfléchissait à la seconde partie de la question.

« Je ne veux pas être nostalgique du cinéma, reprend la voix féminine. Je ne pense pas que je l’utiliserai de nouveau. J’ai remarqué lors du tournage de (sa contribution au film omnibus de 2008) Tokyo ! que la vidéo est beaucoup moins chère. J’ai tendance à tourner des scènes plusieurs fois. »

« La plupart des choses que je faisais (en tant que jeune cinéaste) étaient de construire sur un bluff, en profitant de ma jeunesse, dira-t-elle en réponse à une autre question. Je ne pense pas faire partie d’un mouvement. Je n’ai pas rencontré beaucoup de cinéastes dans ma vie. »

Dans le jardin de l’IF, plusieurs étudiants en cinéma ont repéré Carax et s’approchent pour lui rendre hommage.

« J’ai envie de voir Baalbeck, dit Carax à LOrient Today, mais il semble... »

Il remarque alors les jeunes visages qui lui sourient et leur répond par un sourire.

LOrient Today profite de cette pause dans l’interview informelle pour rafraîchir son verre de vin. Croisant une jeune réalisatrice, le journaliste l’interroge sur son nouveau projet. À ce stade, Carax et les étudiants en cinéma semblent avoir épuisé leurs amabilités. Les étudiants se sont dispersés pour trouver un endroit où s’asseoir devant l’écran. Assis sur l’herbe, Carax a enlevé ses chaussures et ses chaussettes et s’est roulé une autre cigarette.

Son attention semble entièrement accaparée par une jeune femme, peut-être également déchaussée, qui est en train de monter son propre projet de film. Dans quelques minutes, un organisateur va présenter Holy Motors. Le bar à vin se vide et, avec lui, le semblant de discussion informelle avec le réalisateur.

Le lendemain matin, Carax conservera son attitude de bonne humeur taciturne tout au long de la « Conversation avec Leos Carax  ». Parfois, Sassine, la productrice, déploie plus de mots dans ses questions que Carax, le réalisateur, n’en rassemble dans ses réponses.

Carax est beaucoup plus expansif et expressif lorsqu’il réalise ses films que lorsqu’il en parle. Comme l’a confié un cinéaste libanais après la conversation de samedi, c’est un trait de caractère admirable.

La version en anglais de cet article a paru sur le site de « L’Orient Today » le 21 juin 2023.

« Je ne suis pas consciente de l’inconscient, si je puis être honnête », dira la voix féminine anonyme, dans les écouteurs. « Mon point de départ est le doute, les incertitudes. » Derrière ses lunettes, l’homme sur scène s’arrête et cligne des yeux. L’auditoire se tait, il ouvre de nouveau la bouche, comme pour parler. La femme (qui traduit du français vers...

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