Il existe des personnes qui n’ont jamais connu que leur quartier ou leur village, et ne s’en portent pas plus mal. Proust a très peu vécu dans le réel avant de se calfeutrer dans sa chambre de malade où, avec les observations qu’il avait avidement collectées, il s’était acharné à créer un monde parallèle. « Anywhere out of the world », soupirait Baudelaire. Quant à Marguerite Yourcenar, et à propos du voyage, elle met dans la bouche du jeune Zénon ces mots étranges, à une époque où les Terrae incognitae abondaient sur notre planète : « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? »
Cette Terre, aujourd’hui, on en a tant fait le tour, on l’a tant explorée, exploitée, labourée, bombardée, massacrée et puis photographiée sous diverses coutures, qu’elle semble à certains un vieil os jeté dans l’espace, vidé de sa substance. On se souvient de la critique cocasse adressée par Trump à Obama pour souligner le retard de ce dernier à prendre des initiatives futuristes : « Il est tellement planète Terre ! »
Voilà l’esprit. En gros, sinon par la mort, l’humanité a peu de chances de connaître autre chose que ce qui lui est arpentable, depuis qu’avec le perfectionnement des moyens de transport, elle mesure les distances en unités de temps. Il reste l’espace et le fond des océans. Côté ciel, la Lune n’est déjà plus qu’un tremplin pour accéder à Mars. Quant aux étendues marines, au-delà des lignes de navigation toutes tracées, elles réservent encore dans leur ventre de quoi faire frémir les plus blasés.
Un Américain du nom de Stockton Rush fonde en 2009 une compagnie de voyages, OceanGate Expeditions, qui va organiser pour quelques privilégiés des promenades sous-marines. Il veut « rendre les profondeurs de l’océan plus accessibles que jamais à l’exploration humaine ». L’une des destinations les plus convoitées est bien sûr, depuis le blockbuster de James Cameron en 1997, le lieu où s’est échouée l’épave du Titanic. Pour ce faire, il investit dans la construction d’un submersible privé, livré en 2021, dont il se targue d’avoir collecté tous les équipements sur le marché. Baptisé « Titan », ce petit engin cylindrique de moins de 7m de long et à peu près 2,5m de haut, peut en théorie, avec ses réserves d’oxygène, tenir quatre jours sous 4 000m de fond et résister à une pression de 400kg par cm carré. Un dirigeant d’OceanGate Expeditions est viré en 2018 pour avoir mis en doute la sécurité de l’appareil. À 250 000$ la place, le submersible qui peut prendre cinq passagers est une affaire prometteuse. Les premiers inscrits payants sont un milliardaire pakistanais et son fils, ainsi qu’un homme d’affaires anglais, Hamish Harding, qui a déjà à son compte des expériences extrêmes comme une plongée dans la fosse des Mariannes et un voyage dans l’espace à bord de la fusée New Shepard de Jeff Besos en qui il voit un mentor. Les deux passagers restants sont Stockton Rush lui-même et un vétéran français de l’exploration des fonds marins, Paul-Henri Nargeolet, 77 ans.
Or, dimanche dernier, moins de deux heures après avoir entamé sa descente, le petit submersible n’apparaît plus sur les radars et perd tout contact avec la surface. Hier soir, alors que de nombreux navires, avions et sonars étaient mobilisés à sa recherche, et qu’un robot spécialisé devait être acheminé sur le lieu de sa disparition, il ne restait plus aux passagers qu’une quarantaines d’heures d’oxygène pour survivre. Des bruits auraient été détectés, orientant les secours vers leur source. Des « cognements ». Des prières sont demandées par les familles. Les imaginations s’enflamment. Que se passe-t-il à 20 000 lieues sous les mers ? Ou plutôt à moins d’une lieue, ce qui est bien assez pour engloutir ces aventuriers? Pourquoi cognent-ils ? Sont-ils en train de mener quelque combat contre des créatures des hautes profondeurs, se battent-ils entre eux dans la panique du moment ? Les milliardaires ont-ils été pris en otage par quelque savant fou cherchant à financer la fabrication d’un super-robot, comme le raconte une bande dessinée d’Hergé sur le même thème, parue en 1952 sous le titre « Le Manitoba ne répond plus » ? Les fantômes du Titanic, pour beaucoup pauvres hères des classes défavorisées qui n’ont pas eu accès aux barques de secours, s’en sont-ils pris à ces enfants gâtés auxquels la Terre ne suffit plus ? En avril 1912, une cinquantaine de paysans libanais, prenant leur courage – ou peut-être leur désespoir – à deux mains, avaient embarqué de Beyrouth vers Marseille pour rejoindre le Titanic à Cherbourg. Ils n’avaient jamais vu de paquebot. La plupart d’entre eux venaient de Hardine, un village-rocher, au nord du Liban, qui n’avait pour les nourrir que quelques oliviers millénaires. Un seul est revenu du naufrage, de si petite taille qu’il s’était réfugié sous quelque jupon. On l’avait pris pour un enfant. Le Titan avalé par le Titanic ? Les passagers de l’un fuyaient l’ennui, ceux de l’autre la pauvreté. On a la misère qu’on peut.
commentaires (4)
les milliardaires nous ont quitte ?
Abdallah Barakat
13 h 35, le 22 juin 2023